L’événement. Clé de l’expérience spirituelle de saint Vincent de Paul.
Récollection spirituelle. Province de France, Villepreux, 24 janvier 2018
Il est devenu classique, dans la Famille vincentienne, d’expliquer l’itinéraire spirituel de Vincent de Paul par l’événement [1]. Il existe chez lui une régularité de lecture des “événements fondateurs” qui ont donné à sa vie et à son action une orientation décisive et définitive. [2]» C’est découvrir la volonté de Dieu dans “ce qui arrive” dans sa vie ou dans celle de la société. Chez Vincent cette relecture des événements devient une expérience spirituelle. A travers les “événements fondateurs” de sa vie, nous pouvons dégager des clés pour notre propre vie spirituelle d’aujourd’hui. St Vincent nous donne trois clés :
1. Attention à l’événement
Quand on étudie la vie de Mr Vincent, au point de vue spirituel, charitable ou apostolique, on peut chercher à discerner un courant ou au contraire à distinguer les étapes (un cap franchi…, un degré de plus dans la montée…). Suivant l’optique, la vie de Vincent pourra manifester une continuité parfaite, l’épanouissement successif de diverses virtualités, ou bien apparaître comme une suite de zigzags au gré des circonstances. Qu’en est-il en fait ?
La solution n’est pas de prendre l’une ou l’autre « clé » pour expliquer cette vie longue et complexe ; ce n’est pas davantage de chercher à concilier les deux optiques (continuité ou zigzags), c’est d’essayer de déterminer ce en quoi tel événement de sa vie à été en lien avec ce qui précède et devient une nouveauté pour la suite.
2. Une «spiritualité» ou une «expérience spirituelle» ?
S’agissant de Vincent de Paul, il convient d’expliquer le terme de « spiritualité ». Une spiritualité suppose analyse et synthèse d’une pensée, d’une doctrine… une organisation ou mieux une systématisation. D’ordinaire, ce travail est fait par l’intéressé lui-même dans ses écrits. Or, mise à part sa correspondance, circonstancielle par définition, Vincent n’a guère écrit … et surtout il n’a pas fait d’essai de synthèse de sa spiritualité – sauf pour les Règles communes et un peu pour les Conférences aux Sœurs revues par lui.
Dès lors, pour dégager les constantes de la spiritualité de saint Vincent, nous pouvons en tenir à ce qu’il a vécu, à son expérience spirituelle telle qu’il l’a décrite, telle quelle s’exprime dans ses conférences et sa correspondance et telle que nous la découvrons dans son action et les témoignages des premiers missionnaires. Suivre une expérience spirituelle, s’en inspirer et s’en nourrir, ce doit être la tâche des disciples de saint Vincent et leur grâce… sans pouvoir vraiment faire référence à une doctrine spirituelle.
Chez Vincent, il ne s’agit pas d’une doctrine spirituelle, mais d’une expérience spirituelle : ce qui suppose une toute autre approche. C’est ainsi, par exemple, que plus que d’étude de thèmes (la Foi, les vertus de Vincent, etc…), il s’agit d’attention et d’interprétation d’événements… plus que de doctrine élaborée, il s’agit de temps forts et de l’écho plus ou moins durable et profond de ces temps forts, dans son cheminement spirituel (par exemple, Gannes-Folleville, Châtillon, Villepreux, ou la rencontre de Marguerite Naseau, etc…)
Bref, plus que de synthèse claire, cohérente et organisée, il s’agit de cheminement dans la continuité et le progrès, mais aussi avec les tâtonnements sinon les ruptures propres à tout cheminement.
En matière de spiritualité, notre seule référence est la façon concrète dont Vincent a suivi Jésus-Christ… au jour le jour… au cœur de l’événement.
Expérience spirituelle donc et par définition insérée dans le temps. Dans cette recherche de son expérience spirituelle, il convient par conséquent d’accorder la plus grande attention à l’entourage, aux circonstances, aux contextes, aux dates, à l’âge. Il faudra donc – par exemple – éviter de privilégier tel ou tel aspect simplement parce que le hasard a voulu que nous possédions beaucoup de documents sur telle époque. C’est ainsi que nous sommes abondamment fournis en documents pour les dernières années de sa vie (1655-1660).
3. Dans l’événement, lire la volonté de Dieu
Le fait que Mr Vincent nous propose une expérience spirituelle et non une doctrine, nous amène donc à concevoir une nouvelle méthode. Et cette « nouvelle méthode », saint Vincent semble bien nous la suggérer lui-même, dans sa façon de lire et d’interpréter les événements. Il suffit de se reporter aux textes où il évoque – par exemple – Folleville ou Châtillon ou encore l’histoire du vol, de la tentation contre la foi, les Enfants trouvés, l’histoire de la mission de Marchais, etc…
Dans tous ces cas et quantités d’autres, il s’agit d’événements dans lesquels saint Vincent vit, découvre et interprète pour lui et pour nous la volonté de Dieu et en fait la relecture. C’est alors surtout qu’il nous livre la clé de «son expérience spirituelle». Près de cinquante ans plus tard (9 juin 1656 – XI, 337), saint Vincent dégagera toute la valeur spirituelle de l’accusation de vol : « Dieu veut quelquefois éprouver des personnes et pour cela, il permet que semblables rencontres arrivent. » Dans tous ces cas, il fait lui-même en quelque sorte le travail que nous nous proposons de faire ; il nous livre lui-même la méthode pour aborder et analyser son expérience spirituelle et — bien sûr — pour aider à nous l’approprier.
C’est cette méthode – suggéré par saint Vincent lui-même – que nous allons essayer d’employer : Événement ; puis lecture de l’Événement.
Je passe sur les origines et les temps de recherches et d’épreuves, jusqu’en 1617.
A. Les événements. L’expérience spirituelle de Monsieur Vincent
I. Les Origines
Nous connaissons bien les origines de Monsieur Vincent, son enfance, ses formations, ses premières années de sacerdoce, dans l’incertitude et le tâtonnement. Entre 1605 et 1610, s’ouvre une période où il est bien difficile de suivre saint Vincent : captivité (?) et séjour à Rome (1605-1608) et à Paris (1608-1610).
Pour la période qui suit (1610-1633) je voudrais repasser avec vous les principaux événements qui vont marquer sa vie et en faire la « relecture spirituelle ».
II. Les temps d’épreuve et de recherche
1. Aumônier de la Reine Margot (1610) – Accusation de vol (vers 1609 ?). Saint Vincent a 29 ans
Arrivé à Paris, M. Vincent se retire rue de Seine. Il veut vivre ! Mais pour cela, il faut de l’argent. Il cherche alors un emploi fixe : un ami réussit à lui trouver une place parmi les Aumôniers de la Reine Marguerite de Valois : la Reine Margot. De ce poste d’observation, il apprend à connaître le Monde des Grands, celui des riches et du pouvoir.
Vouloir vivre à Paris, c’est se heurter d’abord au problème du logement. Heureusement, Vincent va loger chez un compatriote, juge de Sore (dans les Landes). Un jour, malade, il est cloué au lit. Le garçon de l’apothicaire vient le soigner et dérobe les écus de son compagnon. Vincent est accusé de vol… et expulsé.
Son cœur est blessé, meurtri. Il est assimilé à un voleur et ce publiquement : il même l’objet d’un monitoire qui selon la coutume devait être lu trois dimanches de suite au prône de la Messe dominicale. Autour de lui, plaintes et suspicions s’éternisent. La douloureuse et ténébreuse histoire dura au moins six mois [3]
Lecture de l’Événement :
- L’imagerie populaire nous montre volontiers VINCENT dévot et déjà au sommet de la Sainteté. Les faits nous proposent une autre vision : celle d’un enfant modeste, d’un adolescent pieux et d’un jeune homme en quête de bénéfice et d’une “retirade honorable”. En 1610, saint Vincent n’est pas un saint.
- Ses ambitions sont limitées, ses horizons étriqués. Il ne sait pas encore ce dont il est capable. Il a besoin d’ouvrir le livre de la vie et de tourner les pages de l’expérience.
- C’est au moment où saint Vincent est surtout soucieux de multiplier les relations en vue d’une “honnête retirade” (I, 18) que cette accusation de vol le coupe des quelques relations péniblement nouées. N’oublions pas qu’il fut, probablement, l’objet d’un monitoire… [4]. Près de cinquante ans plus tard (9 juin 1656 – XI, 337), saint Vincent dégagera toute la valeur spirituelle de l’événement : « Dieu veut quelquefois éprouver des personnes et pour cela, il permet que semblables rencontres arrivent. » Il expérimente l’injustice dont les pauvres sont trop souvent les victimes sans défense.
2. La tentation contre la foi (1610)
Brochant sur le tout, c’est alors que Vincent connaît dans sa vie de foi un véritable drame. C’est la nuit intérieure et la ronde bourdonnante des doutes. Que se passe-t-il exactement ? Est-ce dépression ? Neurasthénie généralisée ? Toujours est-il que M. Vincent assiste impuissant au délabrement de son esprit et de son cœur durant sans doute 3 ou 4 ans. Mais il se sauve lui-même en se vouant, toute sa vie, au service des pauvres : «Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres.» (Abelly, L. III, pp. 118-119)
Lecture des événements :
- La foi de Vincent est donc marquée par cette crise aiguë dans sa vie d’homme. Ce sera trois ou quatre ans de désarroi et de ténèbres intérieures. La solution, il la trouve dans le service des pauvres, dans la mystique des pauvres. Vincent deviendra par la suite, un modèle de Foi. Celle-ci sera forgée au creuset de la souffrance. Au moment même où il connaîtra le doute et l’assaut de l’esprit du mal, il s’enrichit de convictions personnelles déterminantes :
- La foi part toujours d’un double mouvement d’appauvrissement et d’enrichissement. « Il faut donc (à..) vous vider de vous-même pour vous revêtir de Jésus-Christ », dira-t-il à Antoine Durand, (XI, 342-351). Il s’inspirera constamment de la doctrine paulinienne de la vie et de la mort du Christ. Il aura des textes scripturaires préférés : Galates III, 26-27 ; Romains VI, 3-4 ; Colossiens I, 11-12. [5]
- Il faut sortir de soi-même et se donner. « Toute notre tâche est dans l’action ». En 1653, il dira aux Filles de la Charité : « Il faut de l’amour affectif, passer à l’amour effectif qui est l’exercice des œuvres de la Charité, le service des pauvres, entrepris avec joie, constance et amour » (IX, 593).
- Ces deux faits : acceptation d’être accusé de vol et tentation contre la foi, transforment profondément son être, son désir, sa vision des choses et des hommes. Désormais, non seulement il regardera les pauvres et les malheureux, mais il les
- Il n’observera plus la misère comme un objet, une malfaçon des autres ; ce ne sera plus un spectateur indifférent mais un communiant qui s’identifie à la misère des autres par son être et le mouvement même de sa vie… [6]. Il aime le misérable mais combat la misère comme une plaie.
Vincent est-il un converti ?
- Les opinions divergent. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas eu un brusque retournement comme saint Paul. Il vaut mieux parler d’une évolution qui s’accélère de plus en plus et qui trouvera son sommet vers 1617. Les épreuves purifiantes, l’amènent à dire « oui » au Seigneur dans un don total et généreux. La grâce fait irruption en lui d’une façon décisive. Il est recréé intérieurement [7].
- Les douze premières années du Sacerdoce de saint Vincent semblent se passer en marge de ce que l’on appellerait aujourd’hui la pastorale. Il s’adonne à des « ministères privés ». Or, saint Vincent semble en malaise (tentation contre la Foi ; ton désabusé de la lettre à sa mère, etc…) Cette première période d’expérience sacerdotale semble, pour lui, décevante.
3. Curé de Clichy * Précepteur chez les Gondy – (Vincent a 31 ans)
C’est alors que Bérulle lui propose à Mr Vincent la cure de Clichy, le 12 mai 1612 (Paroisse rurale de 600 habitants). Il se lance à fond dans cette nouvelle expérience : réparations de l’église, visites des gens, fondation d’une petite école cléricale, catéchismes, etc… Il retrouve une certaine euphorie.
« … J’ai été Curé des champs… Un jour, Mgr. le Cardinal de Retz me demandait : Eh bien, Monsieur, comment êtes-vous ? Je lui dis : Monseigneur, je suis si content que je ne le vous puis dire… Je pense en moi-même que ni le Saint-Père, ni vous, Monseigneur, n’êtes si heureux que moi… » (Il n’y a pas si longtemps Vincent aspirait plus à un évêché qu’à une petite paroisse de campagne…) – SV a 32 ans
Mais dès septembre 1613 (un an après son arrivée à Clichy), le jeune curé quitte sa paroisse. Instabilité ? Pression de Pierre de Bérulle ? Vincent se cherche toujours. Il devient précepteur des enfants de Philippe-Emmanuel de Gondi, général des Galères.
Lecture des événements :
- Curé de Clichy, première étape de l’expérience pastorale de Vincent, il a pu mesurer les avantages d’une « pastorale directe » de curé par rapport aux ministères « privés » qui l’ont précédée (direction du pensionnat, aumônerie, préceptorat, etc…) Désormais, il se sait doué et heureux au milieu des pauvres gens.
- L’exubérance de cette expérience tranche d’autant plus nettement qu’elle succède à une période de malaise. Saint Vincent semble mesurer là tous les avantages d’un engagement directe, « sur le terrain », (III, 339 et IX, 646).
- Mais voilà « l’honnête retirade », il a franchi la porte des riches, une amorce pour un bénéfice. Apparemment, il a trahi son milieu d’origine et son engagement pour les pauvres. C’est à nouveau l’impasse, mais c’est là que l’événement l’attend.
III. 1617 : l’année de grâce
4. Gannes – Folleville : la mission (Saint Vincent a 36 ans)
Arrivé chez les Gondi, comme précepteur ; il s’occupe des domestiques et des paysans des terres de ses maîtres. Le voilà, pourrait-on dire, revenu aux « ministères privés »… Mais il a goûté à la Pastorale à Clichy ! Et c’est parmi les populations paysannes des Gondi qu’il fait sa deuxième expérience pastorale marquante, et celle-là décisive.
On connaît l’événement de Gannes-Folleville (XI, 2-4 ; 169-171 ; IX, 58-59 ; XII, 7-8, 82 ; Abelly t. I. p. 32-33). Un vieillard “qui passait pour homme de bien” confesse à Vincent « des péchés qu’il n’avait jamais osé déclarer en confession ». Une fois en paix, ce vieillard en parle à Madame de Gondi qui s’écrie : “Ah ! Monsieur, qu’est cela ? Qu’est-ce que nous venons d’entendre ? Il en est sans doute ainsi de la plupart de ces braves gens… Ah ! Monsieur Vincent, que d’âmes se perdent ! Quel remède à cela ?” Et elle demande à saint Vincent de prêcher le lendemain sur le sujet de la confession générale.
La suite de cette prédication semble avoir été tout autant l’événement qui a impressionné saint Vincent, plus que la confession de Gannes « … Toutes ces bonnes gens furent si touchées de Dieu qu’ils venaient tous pour faire leur confession générale. Je continuai de les instruire et de les disposer aux Sacrements, et commençait de les entendre. Mais la presse fut si grande que, ne pouvant plus y suffire, avec un autre prêtre qui m’aidait, Madame envoya prier les Révérends Pères Jésuites d’Amiens de venir au secours… Nous fûmes ensuite aux autres villages qui appartenaient à madame en ces quartiers-là et nous fîmes comme au premier. Il y eut grand concours et Dieu donna partout sa bénédiction. Et voilà le premier sermon de la Mission. » (Abelly I, 32-33) – Vincent a trente-six ans.
Relecture de l’événement :
Sur cet événement, tel que saint Vincent l’a décrit, on peut faire la relecture suivante :
- Un pas de plus est franchi… vers la Mission. Après avoir apprécié les avantages de la pastorale paroissiale directe (Clichy) par rapport aux ministères « privés » (aumôneries, préceptorat), Vincent mesure ici les avantages de l’intervention missionnaire par rapport à la pastorale sédentaire du curé. Pour le vieillard de Gannes, non seulement le curé n’a pas suffi, mais, bien malgré lui, il a été d’une certaine façon obstacle. Dans sa lettre à Urbain VIII, de juin 1628, Vincent précisera ce point : «…Les pauvres gens des champs… meurent souvent dans les péchés de leur jeunesse, pour avoir eu honte de les découvrir à des curés ou à des vicaires qui leur sont connus et familiers.» (I, 45) L’intervention missionnaire ne court pas ce risque et se présente donc comme un complément nécessaire et efficace de la pastorale sédentaire.
- Cette expérience de l’Intervention missionnaire achemine très logiquement Vincent vers l’idée d’itinérance : « Nous fûmes ensuite aux autres villages qui appartenaient à madame en ces quartiers-là… » — Comme à Villepreux : faire une mission à Villepreux, et dans les lieux circonvoisins. »
- Remarquons la grande importance accordée à la prédication et, bien sûr, à la confession générale. Le missionnaire est l’homme de la Parole ? Déjà nous retrouvons pratiquement le schéma de la mission : « les instruire, les disposer aux sacrements, les entendre en confession. »
- Dès cette première intervention missionnaire, Vincent doit faire appel à d’autres (Jésuites). Déjà, il prend conscience du besoin d’être plusieurs pour faire face à cette pastorale…
- Vincent n’est pas seul à relire l’événement. C’est Madame de Gondi qui a ici l’initiative. C’est elle qui est frappée par l’état moral du paysan de Gannes, c’est elle qui généralise aux autres ruraux, c’est elle qui demande la prédication à Folleville, c’est elle qui requiert les Jésuites.
- Toute sa vie Vincent s’adjoindra des femmes, fera confiance à des femmes, pour le service des pauvres. Enlevez les femmes des activités caritatives de Vincent, il n’y a plus rien [8].
- Dans ces événements Vincent fait plusieurs constat :
- il constate une double ignorance :
- celle des ruraux en général pour les vérités nécessaires au Salut,
- celle des Curés sur la théologie et les sacrements – vg. la formule de l’absolution ;
- Bref, prenant conscience d’une situation collective et de besoins pressants, il agit ; c’est la mission, les missions. C’est en s’appuyant sur l’expérience Gannes-Folleville que s’organiseront, dans une ligne de continuité :
- les Missions et les Prêtres de la Mission [9],
- les Œuvres des Ordinands,
- la triple réforme du clergé, des religieux, de l’Épiscopat.
- l’appel à des femmes pour le service des pauvres.
- Lui-même a toujours reconnu la mission de Folleville comme étant le “prototype” (le mot est de lui) de son œuvre d’évangélisation : « Et voilà le premier sermon de la Mission, et le succès que Dieu lui donna le jour de la conversion de saint Paul ; ce que Dieu ne fit pas sans dessein, en un tel jour. » (XI, 4)
- Pour bien montrer aussi le caractère providentiel de l’origine de la Mission, il confiera plus tard à ses Missionnaires : « Hélas ! Messieurs et mes frères, jamais personne n’avait pensé à cela, l’on ne savait ce que c’était que les Missions, nous n’y pensions point et ne savions ce que c’était, et c’est en cela que l’on reconnaît que c’est une Œuvre de Dieu ». (XI, 169).
- Concrètement, Vincent est parti d’un regard sur la vie, et non pas d’abord d’une théorie sur l’absence de foi des ruraux et de formation des prêtres. Il reconnaît lui-même que c’est l’amour des pauvres qui explique la tâche de la Compagnie de la Mission : « Allons donc, mes frères, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres, et même cherchons les plus pauvres et les plus abandonnés. » (XI, 393)
- Quand M. Vincent a bien saisi l’événement, qu’il a compris sa coïncidence avec la volonté de Dieu, c’est alors qu’il passe à l’action. Pour lui, il faut savoir attendre, « ne pas enjamber sur la Providence » (I, 26-28 ; IV, 123) et puis, quand la volonté de Dieu est évidente, courir aux besoins du prochain “comme on court au feu”. (XI, 31) C’est ce qui s’est passé à Villepreux ; Vincent rentre à Paris fin décembre 1617 et, le 23 février 1618, il commence la mission à Villepreux.
5. Châtillon et la Confrérie (août-décembre 1617)
Expérience marquante que celle de Gannes-Folleville ! Expérience de la misère spirituelle de ruraux. D’où le désir de saint Vincent de Paul de quitter sa charge de précepteur pour retrouver en permanence les pauvres gens des champs qui meurent de faim et se damnent. Une occasion se présente : Châtillon-les-Dombes. Mr Vincent s’y enfuit plus qu’il y part ! C’est mystérieux. (Vincent a 36 ans).
On le retrouve alors aussi actif et exubérant qu’à Clichy.
Saint Vincent n’est guère resté que cinq mois à Châtillon, mais quel travail accompli en si peu de temps. C’est l’histoire de la fondation de la première Charité.
À Gannes-Folleville, on l’a vu, c’est l’évangélisation et la confession générale qui urgent. Dans la Bresse, c’est le secours matériel et sanitaire qui sera découvert comme urgence et qui réclamera une réaction concrète et immédiate.
« Comme je m’habillais pour dire la Sainte Messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres… » (IX, 243-244)
Relecture de l’événement :
À Châtillon, un pas de plus est franchi par Mr Vincent. Il faut savoir faire face immédiatement aux urgences et pourvoir à des secours matériels organisés. Pour ce faire, les laïcs — en particulier les femmes — se sont révélées efficaces et généreuses.
Sur l’ensemble de ce texte, utilisons cinq clés de lecture :
- une situation d’urgence se présente : « Comme je m’habillais pour dire la Sainte Messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres… »
- l’action de Vincent est immédiate : à la messe, l’après-midi, le lendemain, une ébauche de règlement, en 24 heures la Confrérie est bouclée.
- la réaction de Vincent est affective : « Cela me toucha sensiblement le cœur. Je ne manquai pas de les recommander au Prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés… » (Abelly I, 45-46)
- Comme à Folleville, c’est donc, une fois encore, une Prédication qui déclenche une « ruée » non pas vers le confessionnal, cette fois, mais vers “les Maladières”, la maison de ces pauvres malades. (On peut ici évoquer l’éloquence efficace et provocante de saint Vincent ; de sa façon de partir du concret tout spontanément. Comme à Folleville, il sait parler aux pauvres gens et les toucher ; il se souviendra de ces expériences pastorales quand il élaborera sa « petite méthode » de prédication… !) La ruée des secours est généreuse et générale mais inorganisée : « Voilà, dit-il, une grande charité qu’ils exercent, mais elle n’est pas bien réglée ; ces pauvres malades auront trop de provisions tout à la fois, dont une partie sera gâtée et perdue, et puis après ils retomberont en leur première nécessité. etc » (Abelly, I, 45).
- Il faut donc organiser et rassembler : « … Il fut question de voir comme on pourrait secourir leur nécessité. Je proposai à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot, non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après… » Un Règlement est rédigé et soumis à l’Archevêque de Lyon. Et saint Vincent termine son récit à peu près dans les mêmes termes que celui de Folleville : « Et c’est le premier lieu où la Charité a été établie. » (Abelly, I, 45-46) « Ce fut donc cette confrérie de la Charité à laquelle Monsieur Vincent donna commencement à Châtillon, qui a été la première et comme la mère qui en a fait naître un très grand nombre d’autres, que lui et les siens ont depuis établies en France, en Italie, en Lorraine, en Savoie et ailleurs.» (Abelly, ibd)
- La misère corporelle et spirituelle des ruraux. Vincent va accueillir l’événement jusqu’à l’engagement immédiat. Là, c‘est lui qui prend l’initiative et mobilise les laïcs. Il est mobilisé par deux convictions :
- Une première conviction l’anime désormais : “nul ne peut se désintéresser de la misère.” Le vrai pécheur serait celui qui ne percevrait pas la misère. Nous sommes tous solidaires du pauvre.
- Une deuxième conviction l’anime d’autre part : l’âme ne peut être séparée du corps ; il faut soigner celui-ci pour atteindre celle-là. C’est le “corporellement et le spirituellement” qu’il répétera à satiété aux Filles de la Charité.
- Tout doit être entrepris ensemble, à plusieurs; là encore il mobilise des groupes de femmes. L’organisation découle de son désir d’efficacité, c’est l’action. Toute sa vie, le réalisme de sa charité lui inspirera de rassembler les générosités éparses, pour les coordonner, les inviter à des actions concertées, parfois pharaoniques (secours aux Provinces dévastées) à la réalisation de projets méthodiquement étudiés et ajustés tant aux besoins qu’aux ressources, ceux-là étant sans limites et celles-là limitées.
- Enfin comment ne pas souligner une note dominante chez saint Vincent : le Cœur. Il n’étudie pas des dossiers, des rapports, il voit les pauvres. Il ébranle les volontés. Trois cents ans plus tard, La Mère Guillemin fera écho à ce comportement vincentien : « Nous avons à humaniser la technique et à en faire le véhicule de la tendresse du Christ [10]. »
6. Villepreux, l’emboîtement
Très vite, après ces deux expériences de 1617, année charnière, M. Vincent a fait le lien entre la Mission et la Charité : entre l’importance de l’une et la nécessité de l’autre. Dès qu’il revient à Paris en décembre 1617, il abandonne le préceptorat. Son idée fondamentale est désormais de prêcher des missions, d’évangéliser les pauvres de la campagne, et d’établir, lors de chaque mission, une Confrérie de Charité, comme à Châtillon.
En février 1618, donc deux mois après son retour, en plein hiver, Vincent organise une mission à Villepreux, terre d’Emmanuel de Gondi.
L’événement de Villepreux nous est transmis pour l’essentiel par Collet : «Dès le commencement de l’année suivante, il prit des arrangements pour faire une mission à Villepreux, et dans les lieux circonvoisins. Cette fonction que des ecclésiastiques, qui sont souvent bien minces en tout sens, regardent comme au-dessous d’eux, ne rebuta pas des personnes du premier mérite, et qui occupaient des places distinguées. M. Cocqueret, Docteur de la maison de Navarre, Messieurs Berger et Gontière, Conseillers-Clercs au Parlement de Paris, et plusieurs autres vertueux prêtres, se joignirent à Vincent, et entreprirent avec lui cette bonne œuvre. On ne se borna pas aux secours spirituels, on tâcha de remédier aux nécessités temporelles ; et pour les prévenir, autant qu’il était possible, le saint établit à Villepreux la Confrérie de la Charité, sous l’autorité de M. le Cardinal de Rets évêque de Paris, qui en avait approuvé les Règlements.» (Collet I, 87)
À compter de 1618, après Villepreux, nous avons toute une liste de villages et de villes – les premiers étant terres des Gondi – Joigny, Montmirail, Paillart, Sérivillers, etc… puis Mâcon où Vincent fait la mission “évangélisation-charité”. Toutes confréries que, quelques années plus tard, Louise de Marillac ira visiter, encourager, contrôler…
Relecture de l’événement : clés de lecture
- À Villepreux, le 23 février 1618, Vincent propose son schéma basé pour lui sur le binôme désormais constitutif de son action, «mission & charité». (Renouard) «Villepreux est la première synthèse de l’œuvre missionnaire de St Vincent. Villepreux est la mise en place d’une évangélisation originale, l’Évangile vécu avec et par le service. À Villepreux, mission et charité-service s’emboitent l’une dans l’autre. La mission de Villepreux est le lieu-théologique du charisme selon St Vincent, évangéliser en servant et servir en évangélisant». [11].
- Mais il ne sait pas quel doit être son lieu d’action préféré ; il est très significatif qu’il travaille sept années après Villepreux dans la même ligne. Sept ans de missions (1618-1625) avant la fondation de la Congrégation. Missions dans les villages des terres des Gondi, prêchées aux pauvres gens des champs, missions toujours clôturées par la création de la Confrérie de la Charité. «Les formes se modernisent et s’adaptent — pendant sept ans — mais le fond reste le même : tenir Mission et Charité indissolublement unis. Voilà un possible chemin et un lieu symbole porteur, celui de l’unification de la vocation de la Famille vincentienne». (Renouard Ibd)
- Les suites de Gannes – Châtillon – Villpreux : L’action en équipe itinérante : la fondation de la CM ; Acte association des missionnaires «ensemblement, ie en communauté» ; ce ne sont pas seulement des mots.
- Les besoins de tous ces pauvres l’interrogent. Que faire pour multiplier les missions, sinon se faire aider ? Que faire ; sinon fédérer des volontaires et fonder sa propre institution ? Alors se pointe l’idée de la Congrégation. Les Gondi y pensent aussi et lui, de son côté entre en retraite pour discerner la volonté de Dieu : «…Me trouvant, au commencement du dessein de la Mission, dans cette continuelle occupation d’esprit, et que cela me fit défier que la chose vînt de la nature ou de l’esprit malin, et que je fis une retraite exprès à Soissons, afin qu’il plût à Dieu de m’ôter de l’esprit le plaisir et l’empressement que j’avais à cette affaire, et qu’il plut à Dieu m’exaucer…» (II, 246-247).
- Enfin et toujours depuis le “Ah, Monsieur, que d’âmes se perdent ? de Mme de Gondi à Gannes, les laïcs sont appelés à entrer dans l’évangélisation et le service, en équipe organisée, à Villepreux, c’est la deuxième la Confrèrie.
IV. La Congrégation de la Mission
7. La fondation (SV a 44 ans)
Les Jésuites, les Oratoriens ayant refusé de s’engager pour des missions dans les terres des Gondi, ceux-ci décident de faire quelque chose par eux-mêmes. Dès lors, les affaires se précipitent et, le 17 Avril 1625, est signé avec les Gondi le contrat de Fondation de la Mission (XIII, 197-202).
Remarquons simplement dans ce contrat :
- L’affirmation fondamentale : “le pauvre peuple de la campagne… seul demeure abandonné”;
- la définition de la Mission pour Vincent : “s’appliquer entièrement et purement au Salut du pauvre peuple, allant de village en village (intervention, itinérance) aux dépens de leur bourse commune, prêcher, instruire, exhorter et catéchiser ces pauvres gens et les porter à faire tous une bonne confession générale de toute leur vie passée, sans en prendre aucune rétribution en quelque sorte ou manière que ce soit… »(XIII, 197-202).
Le 23 juin 1625, deux mois après, Madame de Gondi meurt. Elle laisse une somme importante à saint Vincent. M. de Gondi rendra à saint Vincent sa liberté. Ce dernier quitte donc la famille et s’installe au Collège des Bons-Enfants, en octobre 1625. Antoine Portail vint l’y rejoindre. La Mission avait acquis son indépendance.
Un an après, cette expérience de communauté Apostolique se révèle assez riche et concluante pour être codifiée dans un premier acte : l’acte d’Association des missionnaires, le 4 septembre 1626.
Cet acte est signé par M. Vincent (45 ans), M. Portail, diocèse d’Arles (36 ans), M. François Ducoudray, Amiens (40 ans) et M. Jean de la Salle, Amiens (28 ans). Les quatre signataires s’engagent à « Ensemblement vivre en manière de Congrégation, Compagnie ou Confrérie et s’employer au Salut du pauvre peuple des champs. »
Lecture de l’Événement :
- Cette période 1626-1628 semble donc bien marquée par l’expérience d’une Communauté apostolique stabilisée. Trois, puis cinq prêtres s’associent pour prêcher la Mission et vivre ensemblement, sous la direction de saint Vincent. Un laïc est entré dans la Communauté comme Frère, Jean Jourdain. Tous résident dans une maison de la Communauté, les Bons-Enfants.
- Le travail missionnaire est ainsi mieux assuré et c’est manifestement ce qui, d’abord, importe à saint Vincent, mieux assuré parce qu’on le fait ensemblement et à temps plein (entièrement et purement).
B. Les lignes de force : L’expérience spirituelle de Monsieur Vincent
Au terme de ce survol et de cette relecture des événements majeurs de la vie de saint Vincent de Paul, il est possible de dégager certaines constantes et certaines orientations qui peuvent caractériser ce que nous appelons aujourd’hui « la spiritualité Vincentienne » que nous nous sommes engagés à vivre.
I. L’Événement, lieu théologique [12] de révélation et d’action
- Pour saint Vincent, l’événement est signe de Dieu, et il devient signe privilégié et particulièrement clair et impératif quand cet événement concerne directement les pauvres. C’est là, semble-t-il, l’écho de 1617 qui marquera profondément jusqu’à sa mort le comportement spirituel de notre fondateur. On sait qu’avant 1617, dans le désarroi, celui-ci a beaucoup cherché et beaucoup douté. Il a interrogé et suivi Bérulle, il a tâté de différents ministères, etc…
Or, ce sont deux rencontres avec des pauvres (Gannes et “les Maladières”) qui rétablissent véritablement sa relation à Dieu et redonnent un sens à sa vie. Dès lors, l’attention spirituelle de saint Vincent sera toujours et d’abord attirée et alertée par les événements, particulièrement par ceux qui concernent les pauvres. C’est à ce niveau que se situe désormais « le lieu théologique » vincentien, les temps vincentiens de « manifestations » (théophanies) ou comme le dit Vincent, « c’est là que se vérifie la conduite du Saint-Esprit ». (XI, 37)
- Par et dans l’événement, celui qui concerne les pauvres, Dieu rencontre donc régulièrement Vincent et lui révèle sa volonté. Ce type de relation est merveilleusement adapté à son tempérament actif. Car la volonté de Dieu se manifeste ainsi, de quelque façon, sur le terrain même où elle doit être exécutée. D’où, cette extraordinaire continuité qui est typiquement vincentienne : continuité entre l’état du paysan de Gannes et la prédication de Folleville, ou entre la découverte de cette famille malade à Châtillon et l’institution de la première Confrérie. Révélation de Dieu et actions qui s’en suivent, semblent vraiment tissées du même fil.
- Cette continuité, ou cet extraordinaire “raccourci” entre révélation de Dieu et engagement concret, entre Foi et Action, explique sans doute le délicieux embarras de saint Vincent lorsqu’il parle des origines de ses fondations. Avec le recul, Révélation et Action lui paraissent tellement proches et intriquées, que les acteurs se confondent et qu’il est pratiquement incapable de situer le moment de son intervention personnelle. Il y a là beaucoup plus que de l’humilité.
- On retrouve l’écho de cette continuité dans le raisonnement de saint Vincent pour dépasser l’apparente incompatibilité entre les devoirs de religion (culte, prières, exercices, etc…) et les exigences du service des pauvres. Saint Vincent est tellement convaincu de la présence de Dieu dans les pauvres, qu’il ne ressent même plus la solution de continuité (rupture) entre une oraison, l’Eucharistie et le Service des pauvres.
Le « quitter Dieu pour Dieu » est peut-être l’expression la plus riche et la plus fidèle de ce qu’on appelle l’expérience spirituelle ou même la spiritualité de saint Vincent. C’est en effet celle qui révèle le mieux l’actualisation de sa Foi et la continuité entre Foi et service, Foi et action-charité.
- Saint Vincent est tellement habitué à cette continuité, à ce raccourci entre manifestation de Dieu dans l’événement, donc dans les pauvres, et l’engagement, l’action, le service, qu’il en vient à montrer une méfiance instinctive pour les détours les plus nobles entre Foi et Action. Il se méfie un peu d’un Dieu qui ne se révélerait que dans « de doux entretiens ou des pratiques intérieures très bonnes et très désirables » mais néanmoins très suspectes (XI, 40-41). Comme il se méfie beaucoup d’une réponse qui s’exprimerait hors de l’action et en resterait à l’amour affectif.
II. Le nouveau monde « spirituel » de saint Vincent
On a vu combien profondément et définitivement les événements de 1617 ont marqué Vincent de Paul. Le lieu privilégié de rencontre avec Dieu et le moment phare de clarté dans sa vie, c’est l’événement qui le met en contact avec les pauvres. Certes, sa Foi se nourrit de la « doctrine chrétienne commune » et il sait parler de Dieu, de Jésus-Christ, de l’Église, des sacrements, des vertus et de la sainteté comme tous les maîtres spirituels du temps. Mais, après 1617, il semble bien vivre comme en un nouveau monde spirituel où les rapports avec Dieu, le Christ, l’Église, les relations, sont d’un nouveau type (conçus et vécus pour l’évangélisation et pour les pauvres). Quatre points :
- C’est ainsi, par exemple, que son « discours sur Dieu » (comme l’on dirait aujourd’hui), sa façon d’en parler devient très dynamique et actualisante. Ses trois approches préférées sont : la Providence, la Présence de Dieu, et surtout, la Volonté de Dieu… Trois thèmes, trois approches qui lui permettent d’aborder un Dieu impliqué dans l’histoire des hommes et qui pour Vincent intervient constamment dans les événements, comme à Folleville et à Châtillon, synthétisé à Villepreux.
Et encore préfère-t-il dans les trois « la volonté de Dieu », parce qu’il s’agit là de l’approche la mieux incarnée dans l’aujourd’hui et la plus provocante pour l’action :« la pratique de la présence de Dieu est fort bonne, mais je trouve que se mettre dans la pratique de faire la volonté de Dieu en toutes ses actions l’est encore plus, car celle-ci embrasse l’autre. » (XI, 319)
- On retrouve dans sa relation à Jésus-Christ la même approche sélective. Jésus-Christ, c’est Dieu incarné dans l’histoire des hommes, éminemment concerné, impliqué et actif dans cette histoire. Jésus-Christ, c’est le Missionnaire du Père. C’est en tant que Missionnaire type qu’il rencontre le Père et l’évoque. Et dans cette Mission de Jésus-Christ, Vincent fait encore un choix d’autant plus dynamisant et actualisant qu’il est plus précis : Jésus-Christ est le Missionnaire des pauvres, l’Envoyé aux pauvres : « Et si l’on demande à Notre-Seigneur. “Qu’êtes-vous venu faire en terre : “Assister les pauvres » – Autre chose ? « Assister les pauvres.” (XI, 108).
Cela semble simpliste à force d’être simplifié et concentré, mais c’est tout simplement l’Évangile interprété et reçu par l’homme de 1617. C’est l’évangile de Luc IV, 18, revécu à Gannes puis à Marchais (XI, 34-37). Cette sorte d’éclectisme (choix) dans la lecture de l’Évangile et la contemplation de Jésus-Christ est certainement ce qu’on pourrait appeler des lignes de force dans l’expérience spirituelle de saint Vincent, comme la valeur théophanique de l’événement.
Cette relation sélective et précise à Jésus-Christ se retrouve à la fois dans le goût de Vincent pour les « maximes évangéliques » qui sont comme les consignes de Jésus-Christ Missionnaire pour les missionnaires d’aujourd’hui ; voyez l’article N° 1 des chapitres des Règles communes, toujours puisé dans l’Évangile. Cette relation à Jésus-Christ se retrouve aussi dans l’imitation de Jésus-Christ selon saint Vincent, qui n’est pas n’importe quelle imitation, mais une imitation quasi fonctionnelle de Jésus-Christ envoyé évangéliser les pauvres.
- Même façon d’aborder le Mystère de l’Église. Certes, saint Vincent en connaît la théologie, mais là encore, il semble la voir avec des yeux « accommodés » en 1617. Il retient de préférence toutes les images qui suggèrent le travail d’évangélisation : la vigne, la moisson, le champ, les ouvriers.
- Cette manière typiquement vincentienne d’approcher Dieu, Jésus-Christ et l’Église, dans le sillage de l’expérience de 1617, a évidemment une logique et des conséquences sur la façon dont saint Vincent présente et décrit la sainteté et le comportement de ceux et celles qui veulent suivre le Christ.
Il s’agira d’abord de former, d’accommoder notre regard à l’expérience de 1617, et ensuite de retrouver ce nouveau type de relation à Dieu, à Jésus-Christ et à l’Église par rapport aux pauvres. On sait que saint Vincent a cru pouvoir synthétiser ce comportement vincentien dans deux attitudes spirituelles typiques : la simplicité et l’humilité.
III. Le comportement spécifique de Vincent
Vincent de Paul, après 1617, voit d’abord en Jésus-Christ, l’Envoyé du Père, le Missionnaire envoyé aux pauvres (Isaïe, 61, 1 ; Luc, IV, 18). Désormais son projet et celui qu’il nous donne est de suivre et prolonger cette Mission du Christ. Tout naturellement, ce sont les attitudes et vertus “missionnaires” du Christ qu’il souligne et qu’il propose à ses disciples, en particulier la simplicité, l’humilité.
Toujours dans le sillage de 1617, Vincent voit en Jésus-Christ, le Serviteur des pauvres. Le visage de Jésus-Christ est superposé à celui du pauvre ; c’est le Christ que l’on sert dans le pauvre : “Ce que vous faites à ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous le faites !” (Mat. 25,40). Mais pour servir concrètement le pauvre et y reconnaître le Christ, il faut un comportement simple et humble.
Ces vertus, saint Vincent les présente, bien sûr, comme les présentaient tous les spirituels de son temps, mais ce qu’il y a de caractéristique dans sa présentation, c’est en quelque sorte l’insistance sur le côté fonctionnel (ce qu’il appelle souvent « l’utilité »). Ces deux vertus, contemplées en Jésus-Christ, sont surtout des moyens pour une meilleure évangélisation et une meilleure approche des pauvres, ce sont des vertus « professionnelles ».
Retenons les deux vertus originales dans l’expérience spirituelle de saint Vincent, la simplicité et l’humilité — la charité n’est pas spécifique, c’est une vertu théologale donnée à tout baptisé. Simplicité et humilité sont l’une des composantes du comportement spirituel vincentien.
Saint Vincent donne cette définition de la simplicité :
« Or, mes frères, s’il y a personnes au monde qui doivent avoir cette vertu, ce sont les Missionnaires, car toute notre vie s’emploie à exercer des actes de charité, ou à l’égard de Dieu ou du prochain. Et pour l’un et pour l’autre, il faut aller simplement… » (XII, 302)
“Quand on prend la simplicité pour une vertu particulière et proprement dite, elle comprend non seulement la pureté (d’intention) et la vérité, mais encore une propriété qu’elle a d’éloigner de nos paroles et actions toute tromperie, ruse et duplicité.” (XII, 172)
“[L’humilité] Voilà la seconde maxime absolument nécessaire aux missionnaires ; car dites-moi comment un orgueilleux pourra-t-il s’accommoder avec la pauvreté ? Notre fin, c’est le pauvre peuple, gens grossiers ; or si nous ne nous ajustons à eux, nous ne leur profiterons aucunement (XII, 305).
Saint Vincent saisit le sens profond de cette vertu nécessaire à celui qui se consacre au service des pauvres et il en met en valeur les deux termes : l’évangélisateur, le Christ et l’évangélisé, le pauvre.
Vincent de Paul
- a su être particulièrement attentif aux événements multiples de sa vie.
- il a su les lire comme des signes de Dieu, signes de sa volonté, signes privilégiés surtout lorsqu’ils concernent les pauvres.
Suivons-le dans cette démarche de réalisme et d’expérience spirituelle…
Claude LAUTISSIER, CM 🔸
Le fait que M Vincent nous propose une expérience spirituelle et non une doctrine, nous amène donc à concevoir une nouvelle méthode. Et cette « nouvelle méthode », saint Vincent semble bien nous la suggérer lui-même, dans sa façon de lire et d’interpréter les événements.
NOTES :
[1] Événement et institution : ces mots évoquent la conjonction entre les références à ce qui est transcendant(l’événement, l’intervention de Dieu dans l’histoire) et ce qui est immanent, homogène à la société humaine (“ce qui arrive” et l’institution, les institutions).
[2] J-P. Renouard, “Fiches vincentiennes” N° 50, (spécial), p. 170.
[3] A. DODIN in Mission et Charité n° 29/30 « Saint Vincent de Paul, mystique de l’action religieuse » p. 33,
[4] cf. Mission et Charité – N°29-30, p. 33
[5] Galates : (III, 26-27) 26 Car tous, vous êtes, par la foi, fils de Dieu, en Jésus Christ. 27 Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
Romains : (VI, 3-4 ) 3 Ou bien ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus Christ, c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? 4 Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous menions nous aussi une vie nouvelle.
Colossiens (I, 11-12) : 11 vous serez fortifiés à tous égards par la vigueur de sa gloire et ainsi amenés à une persévérance et une patience à toute épreuve.
Avec joie, 12 rendez grâce au Père qui vous a rendu capables d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière.
[6] A. DODIN in Mission et Charité – n° 4 p. 412, article déjà cité.
[7] A. DODIN in Mission et Charité – n° 1 – p. 61,
[8] M-J. Guilleaume, op.cit. p. 143
[9] 8A. DODIN in « Saint Vincent de Paul et la Charité » p. 22,
[10] Mère Suzanne GUILLEMIN, Supérieure Générale Filles de la Charité – Circulaires p. 250,
[11] Jn-P. Renouard, «Cahier St Vincent» N° 223-224, 2016, p. 117
[12] “Lieu théologique“, positions essentielles d’un système théologique particulier. Ensemble des sources où la réflexion théologique puise sa recherche pour comprendre la foi. Cf. Jn-P. Renouard, «Cahier St Vincent» N° 223-224, 2016, p. 117