Le charisme entre les mains : une lecture de l’icône
1. Circonstance de la rencontre de l’icône
C’est à la faveur d’une récollection prêchée par le Père Luigi Mezzadri, cm, à la communauté de la Curie Généralice à Rome, le dimanche 26 Février 2017, que je découvre non sans grande admiration l’icône du charisme réalisée par l’artiste polonaise Mariola Zajgczowska Bicho à l’occasion de la célébration du quatrième centenaire de la naissance du charisme vincentien. Le fait que cette belle œuvre d’art ait été réalisée par une femme n’est pas quelque chose d’anodin si on prend en compte le rôle et la place des femmes dans le déploiement historique du charisme vincentien dans l’Eglise et dans le monde. Qu’il nous soit donc avant tout permis de leur exprimer ici à travers ce tableau toute notre reconnaissance.
2. Un vibrant hommage aux vincentiennes : un devoir de mémoire !
Dans la réalisation de la vocation chrétienne, Dieu se sert en général des médiations, des rencontres, des personnes. Ce fût le cas pour M. Vincent. Qui pourrait aujourd’hui ignorer le rôle déterminant qu’a été celui de Madame de Gondi dans la rencontre par Monsieur Vincent de la misère des pauvres des campagnes ?
Qui pourrait ignorer que la première fondation de M. Vincent est constituée essentiellement de femmes : les braves dames de la charité ? Qui pourrait ignorer la rencontre fructueuse entre Monsieur Vincent et Louise de Marillac qui donna naissance à la compagnie des filles de la charité ? Qui pourrait ignorer l’impact historique que ces dernières ont eu dans le service des pauvres à travers le monde ? Bien qu’elles soient en baisse d’effectif, en raison de la crise de vocation qu’elles connaissent, on ne saurait jamais estimer à sa juste valeur l’esprit vincentien, le sens du pauvre dont elles ont marqué des milliers de générations dans le monde à travers leurs différentes structures. Autant dire qu’il y a chez le grand saint du grand siècle, une certaine fécondité spirituelle dans son rapport à la féminité.
3. La révolution iconographique ou la jeunesse du Saint
Ce qui frappe avant tout lorsqu’on observe cette œuvre d’art de la polonaise Mariola, c’est le caractère jeune de Vincent de Paul. En cela, cette image du grand saint de la charité marque une rupture avec la tradition iconographique qui a eu cours dans l’histoire et qui consistait à représenter constamment Vincent de Paul comme un vieux ou tout au moins un homme relativement âgé. Pourtant comme le souligne avec justesse Luigi Mezzadri, Vincent est et demeure jeune parce qu’il participe effectivement de la plénitude de Dieu (Col 2, 10). Cette jeunesse est aussi celle du charisme vincentien qui a gardé toute sa fraicheur, toute son actualité et toute sa pertinence malgré les 400 ans qui nous séparent du début de cette œuvre divine. Cette jeunesse du Saint nous invite à la fois à réfléchir sur l’avenir de la famille vincentienne et à travailler dans le sens de la promotion des vocations vincentiennes et en particulier des vocations à la vie consacrée.
Représenter un Vincent jeune, c’est aussi accepter d’intégrer la jeunesse dans nos manières de penser, de sentir, de vivre la spiritualité vincentienne. Plus concrètement, c’est avancer sur le chemin de ce que le Père Tomaž Mavrič appelle « une culture renouvelée des vocations »[1]. Il y a incontestablement ici un effort constant d’inculturation à faire dans le sens de la prise en compte des jeunes[2] dans leur culture particulière, dans leur « monde », quand nous leur proposons l’évangile et en particulier notre charisme.[3]
Mais, au-delà de la jeunesse qui apparaît sur le visage de Vincent et qui avait été longuement mis en évidence et commenté par le prédicateur, ce qui a davantage retenu notre attention sur cette icône sont les mains de Vincent. En effet, dans ses mains, Vincent tient manifestement une Bible et un pain. Ces deux symboles renvoient respectivement aux événements fondateurs du charisme à savoir Folleville (janvier 1617) et Châtillons-les-Dombes (août 1617).
4. D’abord la main gauche : le pain
En voyant Vincent tenir le pain en main, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’exhortation, voire l’injonction du Christ à ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! », peu avant l’accomplissement du miracle de la multiplication des pains.
Arrêtons-nous un tant soit peu sur cette page de l’évangile de Mathieu (Mt 14, 13-21). La scène se passe au désert à une heure avancée de la nuit. La foule qui a suivi Jésus est affamée. Les disciples, assurément pris de compassion pour cette foule, se rapprochent du Maître et lui propose de renvoyer cette foule dans les villages pour qu’elle puisse trouver de quoi manger. Jésus n’ignorait pas certainement ce qu’il ferait pour nourrir cette foule, mais sa réponse est surprenante, voire déconcertante pour ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! ». La locution « vous-même » et l’usage de l’impératif révèlent qu’il s’agit ici d’un devoir, mieux d’une responsabilité historique qui leur est confié. Cette responsabilité est celle de chaque disciple du Christ, et en particulier de tout vincentien. Monsieur Vincent l’avait bien compris. Car cette foule au désert fait penser à cette famille malade et affamé qui mourrait à Châtillon et qui a pu bénéficier du soutien concret de Vincent[4] et de la générosité des personnes qui avaient été touchées par sa prédication en faveur de cette famille mourante, mais aussi aux hommes et aux femmes de notre temps qui souffrent de la faim. En effet, ces paroles de Léon XIII dans son encyclique sociale garde encore toute leur actualité de nos jours : « La richesse (afflue) entre les mains d’un petit nombre et la multitude (est laissée) dans l’indigence »[5]
Ce que l’indigent, le pauvre, l’affamé attend avant tout de nous, c’est que nous lui offrons du pain, aliment de base pour sa survie. Mais pouvons-nous offrir du pain, si nous n’en produisons pas assez ? Avant de promouvoir une spiritualité du don, une spiritualité de la production n’est-elle pas à envisager comme préalable ou corolaire ?
4.1 Prolégomènes d’une spiritualité de la production
Le symbole du pain nous indique, comme famille vincentienne, que la spiritualité de la production est un préalable à l’action vincentienne. En réalité, pouvons-nous donner du pain aux pauvres, si nous n’en avons pas déjà assez pour nous-mêmes ? Comment mettre sur pied un mode d’organisation plus efficace et efficient de manière à avoir suffisamment de pain pour pouvoir le partager avec le plus grand nombre possible de pauvres ? Ne serait-ce peut-être pas là le moyen pour les vincentiens de réactualiser quotidiennement le miracle de la multiplication des pains en faveur des pauvres ? Le plus important, me semble-t-il, n’est peut-être plus aujourd’hui de rechercher absolument un style de vie chrétien proche de celui de l’époque médiévale ou vivre de manière ascétique ou austère pour partager nos ressources avec les plus défavorisés, mais de promouvoir une spiritualité qui favorise une plus grande production des biens en vue d’une solidarité plus large, plus durable et plus efficace. En réalité, nous ne pouvons pas chercher à conduire les hommes au ciel comme si la terre n’existait pas.
Le Concile Vatican II avait souligné déjà l’importance et la nécessite de l’acquisition des moyens matériels et financiers pour la réalisation de la Mission. Dans cette même perspective, un des Pères conciliaires africain, Monseigneur Jean Zoa, évêque camerounais, alliant à la fois poésie et enchainement logique, affirmait à juste titre dans sa pastorale de développement :
Le bonheur du chrétien consiste à partager.
Or pour partager, il faut avoir.
Pour avoir, il faut produire.
Pour produire, il faut travailler.
Pour travailler, il faut s’organiser rationnellement et solidairement[6].
Toutefois, s’il est vrai que le pain matériel est nécessaire parce qu’il vient parfois combler un besoin physiologique immédiat, il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne s’agit là très souvent que d’une solution provisoire et limitée. Un autre type de pain est sans aucun doute à rechercher : le pain de la justice sociale.
4.2 Le pain de la justice sociale
De nos jours, il y a de plus en plus une conscience aigüe de ce que le pain à proposer aux pauvres ne doit pas seulement être le pain matériel, mais aussi et surtout le pain de la justice sociale : c’est ce que l’on nomme habituellement le changement de paradigme, promu par la commission du changement systémique. En effet, aujourd’hui plus qu’hier, il est nécessaire et urgent d’élargir la compréhension de notre mission[7]. Celle-ci doit évidemment, outre les œuvres de charité, inclure le travail pour la justice sociale. Un siècle plus tôt, un des disciples de Vincent, le bienheureux Fréderic Ozanam l’avait déjà perçu lorsqu’il affirmait : « L’ordre dans la société est fondé sur deux vertus : la Justice et la Charité. (…) La charité ne suffit pas. Elle soigne les blessures, mais n’arrête pas les coups qui les produisent… La charité, c’est le samaritain qui verse de l’huile sur les blessures du voyageur qui a été frappé. C’est le devoir de la justice d’empêcher les attaques »[8].
5. Puis la main droite : la Bible
La présence de la Bible dans la main de Vincent nous rappelle que la mission du vincentien est d’abord et avant tout d’annoncer la Bonne Nouvelle aux personnes vivant en situation de pauvreté. Et cette Bonne Nouvelle n’est rien d’autre que la parole de Dieu contenue dans les saintes écritures et de façon plus précise dans les évangiles. Autant dire que la Bible est un outil indispensable pour tout missionnaire, et en particulier pour chaque vincentien. En effet, comme l’atteste ses entretiens aux filles de la Charité et à ses missionnaires, Vincent de Paul était un lecteur régulier de l’écriture sainte. Il se réfère constamment à cette dernière pour fonder sa spiritualité caractérisée par l’imitation de Jésus-Christ serviteur des pauvres. Si pour Vincent, Jésus-Christ est la règle de la Mission, on comprend alors aisément que Vincent ait eu recours à l’écriture – et en particulier – à l’évangile, notamment celui de Matthieu pour fonder son enseignement[9].
En réalité, si le pauvre a faim de pain, il a également faim de la parole de Dieu. Jésus rappelle d’ailleurs dans l’expérience de la tentation au désert : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 3-4). Pour transmettre cette parole de Dieu aux pauvres nous sommes donc invités comme vincentiens à une fréquentation régulière et une méditation des écritures. En parlant de l’écriture sainte, Vincent de Paul disait d’ailleurs : « lorsqu’elle est méditée, priée, assimilée, elle est dotée d’un mystérieux pouvoir. Incomparable avec n’importe quel auteur spirituel. Un mystérieux pouvoir que ne possède aucun écrit humain. »[10]
Conclusion
En définitive, disons que la présence du pain et de la Bible respectivement dans la main gauche et droite de Vincent révèle bien les événements fondateurs du charisme vincentien. Comme on le sait, le charisme vincentien ne découle pas d’une vision mystique qu’aurait eu le saint. C’est grâce à ces événements de Folleville et de Châtillon, c’est grâce au contact avec la misère humaine dans sa double dimension spirituelle et matérielle que Vincent découvre sa vocation, sa mission, aidé en cela par des personnes ressources que Dieu place sur son chemin.
Par ailleurs, les symboles du pain et de la Bible mis en évidence dans cette icône sont ici d’une parfaite complémentarité dans la traduction du charisme vincentien. En effet, s’il n’y avait que du pain, l’action de la famille vincentienne pourrait être réduite à celle des ONG. Car ces dernières s’occupent en général de la misère de l’homme en tant qu’homme. Tandis que l’action chrétienne ou plus spécifiquement vincentienne s’occupe de la misère de l’homme en tant que créature de Dieu, image de Jésus-Christ. Il s’agit précisément d’un mouvement dialectique : d’une part, reconnaître dans la personne souffrante le Christ, et d’autre part, arrivé à faire en sorte que la personne souffrante reconnaisse le Christ en nous. De l’autre côté, s’il n’y avait que la Bible, la spiritualité vincentienne serait alors une spiritualité désincarnée qui n’a rien à voir avec la Bonne Nouvelle de Jésus Christ qui était sensible à la souffrance humaine au point de nourrir les foules affamés au désert. Dès lors, on comprend que Monsieur Vincent ait pu donner fermement cette recommandation à ses missionnaires :
« …s’il s’en trouve parmi nous qui pensent qu’ils sont à la mission pour évangéliser les pauvres et non pour les soulager, pour remédier à leurs besoins spirituels et non temporels, je réponds que nous les devons assister et faire assister en toutes les manières, par nous et par autrui, si nous voulons entendre ces agréables paroles du souverain Juge des vivants et des morts : ‘ Venez, les bien-aimés de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé, parce que j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger…’ Faire cela c’est évangéliser par paroles et par œuvres, et c’est le plus parfait »[11].
Autant dire que les vincentiens ont la noble mission d’annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, de leur proposer le salut. Ce salut, faut-il le repréciser, se veut intégral en ce sens qu’il embrasse l’homme dans son entièreté : dans sa dimension matérielle, mais aussi spirituelle. Travailler dans ce sens, n’est-ce pas finalement, pour chaque vincentien et vincentienne, s’efforcer de rendre effective, hier comme aujourd’hui, cette prière du Pater noster : « Adveniat regnum tum », « que ton règne vienne » …
Frère Martial TATCHIM FOTSO, CM 🔸
Comme on le sait, le charisme vincentien ne découle pas d’une vision mystique qu’aurait eu le saint. C’est grâce à ces événements de Folleville et de Châtillon, c’est grâce au contact avec la misère humaine dans sa double dimension spirituelle et matérielle que Vincent découvre sa vocation, sa mission, aidé en cela par des personnes ressources que Dieu place sur son chemin
Notes :
[1] Il s’agit du titre de la lettre du Supérieur Général de la Congrégation de la Mission, à l’occasion de la fête de Saint Vincent de Paul, le 27 septembre 2017.
[2] Cf. Gianna Pallante, Martial TATCHIM FOTSO, Dialogue sur inculturation et éducation en Afrique, Yaoundé, Presses de l’université catholique d’Afrique centrale, 2015, p. 33.
[3] La crise sévère de vocation à la vie consacrée aujourd’hui en Occident rend bien compte de l’urgence qu’il y a à entrer dans ce processus d’inculturation car ces sociétés connaissent des changements rapides et souvent profonds. Pour apprécier la pertinence de ce qui précède, on pourrait se référer ici à l’ouvrage de Pedro ARRUPE, Itinéraire d’un jésuite, Paris, Centurion, pp 73-83.
[4] Luigi Mezzadri, Vincent de Paul (1581-1660), Paris, Desclée de Brouwer, p. 39.
[5] Pape Leon XIII, Lettre encyclique, Rerum novarum, 1891.
[6] Joseph KUATE, Théologie de deux pasteurs de l’Eglise camerounaise : Mgr Jean Zoa et Mgr Albert Ndongmo, Yaoundé, Presses de Nagro Bussiness, 2012, p. 97.
[7] Guillermo Campuzano, La Congrégation de la Mission : une ONG aux Nations Unies, « Vincentiana » 60, n. 3, 2016, p. 414.
[8] Giuseppe Chinnici –Marco Ivaldo (edd.), Per un’etica del volontariato, Edizioni studium, Roma, 2015, p. 44-45. Nous soulignons que la traduction de cette citation de l’italien au français est la nôtre.
[9] Une étude scientifique et technique réalisée par le Père Jean Gonthier, CM, rend bien compte de cet aspect. On pourrait à ce propos consulter son article « Saint Vincent de Paul et l’écriture sainte, in Bulletin des lazaristes en France » 70 (1979), 1-22.
[10] Vincentiana, n. 28, Les sources de l’enseignement de Monsieur Vincent de Paul , p. 547-548.
[11] Pierre Coste, Saint Vincent de Paul, Entretiens, Tome XII, P. 87-88.