Identité et sens d’appartenance :
Notre Parcours au cœur de l’humanité et de la Terre
« Le Verbe s’est fait CHAIR et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14)
« Un être humain est une partie d’un ensemble que nous appelons « univers », une partie limitée dans le temps et l’espace. Il/Elle fait son expérience de lui (elle) même, de ses pensées, de ses sentiments comme quelque chose de séparé du reste, une espèce d’illusion optique de sa propre conscience. Pour nous, cette illusion est une espèce de prison qui nous limite à nos propres désirs et à notre propre affection à certaines personnes proches de nous. Notre tâche est de nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion pour embrasser toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté. Personne n’est capable de le faire. Mais s’efforcer de le faire c’est déjà se libérer et construire une paix intérieure » A. Einstein
Avec le Pape François, l’Église est arrivée à un moment de son histoire où elle a pris conscience de l’urgence de mettre la vie, l’humanité et la terre dans ses priorités théologiques, morales et pastorales. Dans l’enseignement du Pape, dans l’encyclique Laudato Si’, l’humanité et la terre forment une seule réalité. Les deux partagent le même destin. Pour cela les problèmes qui menacent la vie ont les mêmes racines. La terre est vivante, c’est la Terre Mère (pacha mama) « qui s’organise pour être toujours porteuse de vie » (L. Boff). Toutes les formes de vie connues, une communauté unique provient de cette terre. C’est dans cette communauté de vie qu’au temps opportun a émergé l’humanité, cette dimension consciente/ rationnelle/intelligente de la vie. L’humanité est au cœur de cette vie plurielle qui coule de la terre. C’est pour cela qu’elle est inséparable et de la terre d’où elle émerge et de la vie comme un tout, car, c’est là qu’elle se développe selon les lois de l’évolution. Nous croyons que la main créatrice de Dieu est présente dans ce profond mystère de l’évolution et qu’elle est toujours présente soutenant, transformant et renouvelant tout le créé. Chaque fois que nous comprenons mieux que Dieu se sert de nous, humains, pour préserver et protéger la création, notre action, en retour, crée une communion qui fait avancer l’humanité et la création vers sa plénitude. Cette plénitude, selon Teilhard de Chardin sera consommée en son temps, en Dieu lui-même.
Je vois avec inquiétude, qu’à l’invitation théologique, spirituelle et pastorale du Pape François, la partie la plus réactionnaire de l’Église, l’accuse de ce qu’elle appelle « ignorance » théologique, pastorale et liturgique ; « il ne sait pas ». Nous assistons à une résistance clairement intellectuelle et pragmatique à ce Pape prophète, cet homme qui apporte de son expérience personnelle un nouveau langage théologique et pastoral, qui vient du sud du globe, de la véritable périphérie de l’histoire. Quelle est notre propre attitude à l’égard des exhortations du Pape ? Comment l’enseignement du Pape affecte-t-il notre façon de vivre et d’être charismatique, ecclésial et humain ?
Ce que j’écris est une invitation à repenser à nouveau frais notre identité et notre sens de l’appartenance au-delà de nous-mêmes, étendant notre sens de la Congrégation et de l’Église, de sorte à élargir nos tentes (Is. 54, 1-5) et à expérimenter ce que le Pape appelle « la conversion écologique » (LS, nn. 216-221). Cette conversion à laquelle le Pape a appelé l’Église et l’humanité est possible seulement si nous repensons notre commune identité et notre sens de l’appartenance dans une réelle acceptation de l’unité et la diversité de l’unique famille humaine. Dans tout ce qui nous arrive je pressens un appel de l’Esprit, comme Ezékiel, à marcher parmi les ossements desséchés et la mauvaise odeur, pour voir comment Dieu continue à créer sans cesse la vie, malgré notre perplexité et notre indifférence ; à nous faire comprendre que Dieu continue à créer dans le désert, de verts espaces où la vie fleurit (cf. Ez 46, 6-12 ; 37).
Nous appartenons tous à la terre et à l’humanité. Cette appartenance définit les différents traits de notre identité. Ni la terre, ni l’humanité ne nous appartiennent. Elles n’appartiennent à personne. C’est la possession, l’usage et l’abus de la terre et de l’humanité qui sont la matrice et les générateurs de l’inégalité dans l’accès aux biens de la terre, ce qui cause la perte de l’équilibre nécessaire à la vie. Selon de nombreux experts cela est incontestablement la racine de la faim, de la misère, de la violence et de tous les maux de l’humanité. Nous venons de la terre et nous y retournerons, selon la tradition de l’Église, comme nous le répétons le mercredi des cendres, parfois, sans y penser. « Le sens de l’appartenance se renforce quand nous prenons soin d’elle, nous respectons son immense biodiversité, quand nous avons une affinité avec toutes les créatures, une gratitude responsable pour tout ce qu’elle nous donne », une foi consciente en Celui qui est l’Alpha et l’Omega, le Commencement et la Fin de toute créature (Ap 22, 13).
Notre identité et notre sens de l’appartenance en temps de crise planétaire
Nul ne peut nier, comme certains le font, les innombrables défis environnementaux, économiques, financiers, politiques, sociaux, culturels, éthiques et spirituels qui nous sont lancés aujourd’hui avec leur étroite connexion. Leur vision et leur pensée systémique nous aident à comprendre que les maux de l’humanité et de la terre interagissent et sont intimement dépendants. Les solutions de ces maux doivent prendre en considération leur nature et doivent donc être inclusifs, systémiques, structuraux et capables de recoudre le tissu déchiré de l’humanité et de l’environnement. Après de si nombreuses années d’insistance sur l’utilisation du changement systémique, je me demande si ce changement a produit une vision et une pensée systémiques de la réalité et des défis de notre vie personnelle et communautaire et de notre façon vincentienne d’être et d’agir.
Les scientifiques, les futurologues, les penseurs dans de nombreux domaines des connaissances humaines croient que les menaces qui pèsent sur la terre et sur l’humanité peuvent amener à une possible disparition du genre humain et causer beaucoup de dommages à la Planète. La terre a déjà survécu à 5 ou 6 grandes catastrophes. Cependant, à ces catastrophes toutes les espèces n’ont pas survécu – Pensez seulement à l’extinction des dinosaures. Avec notre passivité et notre indifférence, la question se pose aujourd’hui de savoir si on peut éviter la catastrophe qui approche, allons-nous y survivre ? L’humanité a encore le temps de choisir son avenir, si, ensemble, nous assumons l’obligation morale de construire un avenir où la vie, dans toutes ses formes, peut durer et où le binôme humanité/terre est toujours spécialement respecté et protégé !
Nous dans la CM, nous pouvons contribuer de toute notre force et notre passion aux décisions politiques et sociales au niveau local, national et global, en faveur de la vie là où elle pleure ! Notre travail quotidien auprès des pauvres a une dimension globale que nous ignorons.
Selon la Commission BRUNDTLAND (1), les deux grands défis d’aujourd’hui sont :
- Répondre aux besoins actuels sans compromettre la possibilité pour les générations futures de répondre aux leurs ;
- La durabilité, c’est-à-dire le bien-être économique et social dans des limites écologiques.
La durabilité de la vie est aussi le fruit de la solidarité intergénérationnelle. Cette durabilité peut seulement être accomplie par l’humanisation de notre humanité. En parlant d’humanisation de l’humanité je me rapporte spécifiquement à la reconstruction de notre sens profond de l’appartenance et de l’identité, à la guérison de l’écologie et du tissu humain. Cette « Maison Commune » (terre/ humanité) dont nous parlons tous les jours est notre responsabilité et doit être la priorité de notre agenda local, provincial et au niveau de la Congrégation, afin de suivre en vérité le rythme et les orientations de l’Esprit. Que le Pape ait décidé de faire cette démarche et de l’exprimer dans une encyclique si claire, exprime sa volonté de pousser à la transformation de la pensée et de l’agir de l’Église (son identité) vers une profonde communion/solidarité avec les besoins de toute l’humanité, selon le Concile.
Alliances, solidarité, collaboration à tous les niveaux
La Congrégation est une Société de Vie Apostolique. Notre identité et notre sens de l’appartenance prennent forme dans l’action (prophétie) qui prend sa source dans la contemplation (mystique). Aujourd’hui l’acte prophétique passe nécessairement par l’action en commun avec d’autres et en faveur du bien commun, une action décidée en faveur de la majorité dont l’existence est menacée.
« Les déshérités, les affamés ceux qui souffrent des dévastateurs désastres climatiques, c’est le peuple » (2). C’est pour cette raison que le dialogue, la solidarité, la collaboration et l’action stratégique commune sont la méthode et le moyen que Laudato Si’ trace pour accomplir la conversion écologique et le soin de la Maison Commune. Le Pape insiste sur le fait qu’il est essentiel de mettre la personne humaine au centre de toute action qui vise le soin et la protection de la planète et la promotion d’un développement durable pour toute l’humanité. Comme nous l’avons déjà dit, les biens de la terre sont destinés à tous : ils sont pour tous, et collaborer au profit de tous signifie abandonner tout intérêt mesquin et partial. Les Vincentiens d’aujourd’hui pourront-ils considérer le bien commun comme leur bien propre et jouer le tout en sa faveur ? Ou bien resteront-ils limités dans leur pensée et leur action par une vision myope de l’identité et du sens de l’appartenance, incapables de collaborer à l’action collective de l’humanité pour préserver la vie et protéger la planète ?
Il faut élaborer des critères d’action pour les différents cas, d’une façon globale et complète, sans oublier que le soin de l’humanité/ terre est la responsabilité de tous – de toutes les nations, les cultures, les races, les religions…de l’humanité ; que cela est possible par une action commune voulue et stratégique. Dans ce sens, il est important de suivre la pédagogie des petites actions, cette logique des petites actions si abondante dans l’enseignement de Jésus dans l’Évangile. Si nous voulons faire des actions qui transforment le réel, nous devons prendre en charge celles de la politique internationale qui réagissent tous les jours sur le plan local. Ces actions peuvent transformer la culture sociale, religieuse et politique en faveur de la vie. Pourrons- nous, Vincentiens, intégrer dans notre commune identité des gestes de dialogue, de collaboration, de solidarité et d’action coordonnée entre nous et avec les autres au dehors ?
Si le souci de l’humanité/terre est le moteur de notre conversion pastorale (EG) et écologique (LS), nous trouverons infailliblement le moyen d’entrer dans un dialogue œcuménique, interreligieux et extra-religieux pour nous faire vivre dans la transformation du monde en un endroit de justice et de liberté pour tous. « Tout ce qui a été dit de la dignité de la personne humaine, de la communauté humaine, le sens profond de l’action humaine, est le fondement de la relation entre l’Église et le monde et la base de leur dialogue réciproque » (3).
C’est en tissant des alliances, en collaborant, en agissant dans la solidarité, en nous souciant l’un de l’autre, en nous souciant ensemble de l’humanité et de la terre que nous pourrons arrêter le risque de destruction qui nous menace. Notre charisme vincentien est appelé aujourd’hui à tisser des alliances stratégiques afin d’être responsables de la compassion que nous devons avoir envers ceux qui souffrent dans l’humanité et dans la nature. Le caractère communautaire de notre identité, le cœur du charisme, est la solidarité avec les délaissés et ceux que Saint Vincent appelle « les déshérités ». Aujourd’hui, à cet élément fondateur nous devons ajouter la protection de la terre – cette terre qui est notre mère – en respectant tous les êtres vivants, en utilisant les biens et les services d’une façon commune, durable, équitable et pacifique. Le bien de l’humanité/terre est une valeur qui doit être essentielle. Cela est un élément de notre lecture et notre interprétation charismatique qui pourrait nous aider dans notre propre refondation vincentienne à ce tournant historique.
Conclusion
Pour l’évangile de l’incarnation, pour celui que S. Vincent a sans cesse médité, il nous suffit d’être radicalement humain. Nous trouvons notre identité et nous renforçons notre sens de l’appartenance dans ce radicalisme qui infailliblement nous unit. La preuve de l’existence de cette identité et de cette unité en nous c’est notre engagement total dans nos ressources économiques et humaines et dans toutes les structures qui protègent la vie dans toutes ses formes – dans la préservation de la planète, dans la pleine conscience et le total engagement avec les droits des pauvres et dans la construction d’une société plus juste. Ce dynamisme nous fait revenir au cœur de l’Évangile, source du charisme, ou bien mieux, il nous fait revenir au cœur de notre vie personnelle et communautaire de l’Évangile qui peut tout renouveler (Ap. 21,5).
Je suis convaincu que l’Esprit nous appelle à revenir à notre chemin – que les pas de Jésus ont tracé et que nous avons décidé de suivre dans notre vie. Nous devons en trouver le moyen avant que ce ne soit trop tard : « Quand nous ne trouvons pas une sortie à la décadence, la peur s’arrête et s’oppose à l’espoir » (4).
Nous avons un grand défi devant nous. Un défi qui pourrait devenir l’axe de la formation dans la Congrégation. Je crois que nous devons créer une méthode de formation qui ne sépare pas l’humain du chrétien, mais qui intégré ces éléments en un tout. Une formation qui vise avant tout à former des hommes, authentiquement humains, et qui « présente l’humain comme Jésus le présente ». De telle sorte que l’identité et le sens d’appartenance à l’humanité et à la terre ne soit jamais séparés. L’identité humaine est relationnelle. Pour cela la vocation du chrétien est d’être relationnel, ce qui comporte la rencontre des autres qui se réalise dans l’amour. L’intégration et la réalisation de soi, c’est l’équilibre de notre vie… Pour revenir à l’Evangile, pour marcher vers Jésus, pour humaniser notre identité et notre sens de l’appartenance, retrouvons l’amour/passion pour la terre et l’humanité.
Notre défaut institutionnel comme Église catholique et comme corps consacré dans l’Église, découvre un autre défaut dans la religion institutionnelle que la nouvelle génération rejette fortement (sécularisme radical). Des études récentes ont montré que les jeunes de la génération trans-moderne s’identifient avec toutes espèces de spiritualité, mais ils ne veulent rien entendre d’une religion formelle5. Ce défaut vient de l’excessif enfermement de l’Église sur elle-même et dans le catholicisme en particulier. Il est évident que les grandes religions du monde, celles appelées abrahamiques ou monothéistes, sont souvent incapables de dialoguer librement avec toutes les personnes et les institutions de bonne volonté qui, comme nous, cherchent à relever les défis de la coexistence. Le prophétisme de François nous appelle à faire du souci anthropologique/écologique le centre de nos débats théologiques et pastoraux et d’y engager toutes nos ressources humaines, économiques et structurelles.
Je conclus avec cette citation de Schillebeeckx qui a tracé d’une façon magistrale le chemin de notre identité et de notre sens de l’appartenance : « Le Royaume de Dieu est une nouvelle relation entre les êtres humains et Dieu qui comporte une nouvelle espèce, visible et tangible, de relation libératrice entre les hommes et les femmes dans une société réconciliée et pacifiée… Le Royaume de Dieu est un nouveau monde libéré de la souffrance ; un monde d’hommes et de femmes complètement libérés et guéris dans une société où il n’y a plus de relations propriétaire-serviteur et maître- esclave » (6). Pour adapter l’identité et le sens d’appartenance à la communauté, il n’y a qu’une seule voie : se convertir au Royaume.
P. Guillermo CAMPUZANO, CM 🔸
Nous dans la Congrégation de la Mission, nous pouvons contribuer de toute notre force et notre passion aux décisions politiques et sociales au niveau local, national et global, en faveur de la vie là où elle pleure ! Notre travail quotidien auprès des pauvres a une dimension globale que nous ignorons.
Explications :
Le père Guillermmo CAMPUZANO, est un missionnaire Colombien, représentant de la Congrégation de la Mission à l’Organisation des Nations Unies.
Traduction de l’espagnol : Antoine DOUAIHY, CM
Article publié dans la revue VINCENTIANNE (Avril-Juin 2017)
Notes :
1 La Commission BRUNDTLAND (worldwide commission for the environment and development- WCED) a été créée par l’ONU en 1983. Sa fonction principale est de rechercher la détérioration accélérée de l’environnement humain et des ressources humaines et les conséquences économiques et sociales de la détérioration.
2 Discours du Pape François à l’ONU, 25 septembre 2015.
3 Gaudium et Spes, n. 40 – Edition électronique.
4 Commentaire de « Le Principe Espérance de Ernest Bloch (Edition Contraponto) » – Revue Ultimato, mars-avril 2006.
5 Je recommande la lecture de l’étude faite par Christian Smith et Lundquist Denton – la recherche de l’esprit : la vie religieuse et spirituelle des adolescents américains (2005). Dans ce travail, les auteurs décrivent l’expérience religieuse des adolescents nord-américains par ces mots : Déisme thérapeutique et moraliste.
6 Schillebeeckx, Edward, Jésus dans notre culture – Editions Sigueme 1987, pages 31-32.