La mission dans un monde en fuite : les futurs citoyens du Royaume de Dieu
Conférence donnée à l’Assemblée annuelle de SEDOS le 5 décembre 2000.
On m’a demandé de réfléchir à une spiritualité de la mission à l’ère de la mondialisation. Que signifie être missionnaire à Disneyland ? Ravi que l’on me demande cette conférence dont le sujet est passionnant, j’hésitais pourtant parce que je n’ai jamais été missionnaire au sens usuel du mot.
Au chapitre général électif de l’Ordre à Mexico, il y huit ans, les frères ont défini les critères de sélection d’un Maître de l’Ordre : il était essentiel que le candidat ait une expérience pastorale hors de son propre pays. Et puis il m’ont élu, moi qui n’avais jamais travaillé que comme universitaire en Angleterre. Je ne sais pas si toutes les congrégations se conduisent de manière aussi excentrique, mais cela montre combien je me sens mal placé pour présenter cette conférence.
Qu’y a-t-il de si neuf dans notre monde, que nous devions chercher une nouvelle spiritualité de la mission ? En quoi est-il si différent du monde où les générations précédentes de missionnaires étaient envoyées ? On pourrait répondre de manière automatique que la nouveauté, c’est la mondialisation. Les e-mails du monde entier affluent dans nos bureaux. Des milliards de dollars font chaque jour le tour des marchés du monde -mais pas le tour de l’Ordre dominicain ! Comme on dit souvent, nous vivons dans un « village global ». Les missionnaires ne sont plus dispersés sur les navires partant pour des pays inconnus ; à peu près aucun point de la planète n’est à plus d’un jour de voyage. Mais je me demande si la «mondialisation» définit vraiment le nouveau contexte de la mission. Le village global est le fruit d’une évolution historique qui court au moins sur les cinq cents, sinon cinq mille dernières années. Des experts soutiennent qu’à plus d’un titre, la société était il y a un siècle tout aussi mondialisée qu’aujourd’hui.
Peut-être ce qui caractérise véritablement notre monde est-il un fruit particulier de la mondialisation, à savoir que nous ne savons pas où va le monde. Nous n’avons aucun sentiment commun de la direction que prend notre histoire. Le gourou de Tony Blair, Anthony Giddens, appelle cela « le monde en fuite ». L’histoire s’avère hors de notre contrôle et nous ne savons pas où nous nous dirigeons. C’est pour ce monde en fuite que nous devons trouver une vision et une spiritualité de la mission.
Les premières grandes missions de l’Église hors d’Europe furent liées au colonialisme du seizième au dix-septième siècle. Espagnols et Portugais emmenaient leurs frères mendiants avec eux tout comme les Hollandais et les Anglais emmenaient leurs missionnaires protestants. Que ces missionnaires aient soutenu ou critiqué les conquérants, il y avait en tous cas un sentiment commun de la direction que prenait l’histoire : elle allait vers la domination occidentale du monde. C’est ce qui donnait son contexte à la mission. Dans la seconde moitié de ce siècle, la mission s’est déroulée dans un nouveau contexte, celui du conflit entre les deux grands blocs de pouvoir de l’Est et de l’Ouest, du communisme et du capitalisme. Certains missionnaires ont peut-être prié pour le triomphe du prolétariat, d’autres pour la défaite du communisme impie; ce conflit était en tous cas le contexte de la mission.
À présent, avec la chute du Mur de Berlin, nous ne savons pas où nous allons. Allons-nous vers le bien-être universel, ou notre système économique est-il sur le point de s’effondrer ? Verrons-nous un Grand Boom ou un Big Bang ? Les Américains vont-ils dominer l’économie mondiale durant des siècles, ou touchons-nous à la fin d’une brève période où l’Occident était au centre du monde ? La communauté mondiale va-t-elle s’étendre et englober tout le monde, y compris le continent oublié, l’Afrique ? Ou bien le village global va-t-il se rétrécir et laisser une majorité de gens à l’écart ? Est-ce un village global ou un pillage mondial ? Nous ne le savons pas.
Nous ne le savons pas parce que la mondialisation a abordé une nouvelle phase avec l’introduction de technologies dont nul ne saurait prévoir les conséquences. Nous ne le savons pas parce que, d’après Giddens, nous avons inventé un nouveau type de risque. Les êtres humains ont toujours eu affaire au risque, le risque des épidémies, des mauvaises récoles, des tempêtes, des sécheresses, et une fois ou l’autre des invasions barbares. Mais ces risques étaient en grande partie extérieurs, incontrôlables. On ne pouvait jamais savoir quand une météorite tomberait sur la planète, ou si un rat plein de puces n’allait pas apporter la peste bubonique. Alors que maintenant, nous sommes principalement menacés par ce que nous avons nous-mêmes créé, ce que Giddens appelle « le risque fabriqué » : réchauffement de la planète, surpopulation, pollution, instabilité des marchés, conséquences imprévisibles de la manipulation génétique. Nous ne connaissons pas les effets de ce que nous sommes en train de faire. Nous vivons dans un monde en fuite. Cela génère une angoisse profonde. Nous, chrétiens, ne détenons aucune connaissance particulière concernant l’avenir. Nous ne savons pas davantage que les autres si nous sommes sur le chemin de la guerre ou de la paix, de la prospérité ou de la pauvreté. Nous aussi sommes souvent hantés par l’angoisse de nos contemporains. Pour ma part il se trouve que je suis profondément optimiste sur l’avenir de l’humanité, mais est-ce pour avoir hérité la confiance de saint Thomas dans la bonté profonde de l’humanité ou bien les gênes optimistes de ma mère ?
Dans un monde en fuite, ce qu’offrent les chrétiens n’est pas connaissance mais sagesse, la sagesse de la dernière destination de l’humanité, le Royaume de Dieu. Nous n’avons peut-être aucune idée de la manière dont viendra son Règne, mais nous croyons en son triomphe. La mondialisation est riche en connaissances. En fait, l’un des défis de la vie dans ce monde cybernétique est justement que nous sommes submergés d’informations, mais il y a bien peu de sagesse. Il n’y a guère de sentiment du destin ultime de l’humanité. Et même, l’angoisse que nous éprouvons face à l’avenir est telle qu’il est plus facile de ne pas y penser du tout. Saisissons le moment présent. Mangeons, buvons et soyons heureux car demain nous serons peut-être morts. Aussi notre spiritualité missionnaire doit-elle être sapientielle, sagesse de la fin à laquelle nous sommes appelés, une sagesse qui nous libère de l’angoisse.
Dans cette conférence, mon idée est que le missionnaire peut être porteur de cette sagesse de trois manières, par sa présence, par l’épiphanie et par la proclamation. Il y a des endroits où tout ce que nous pouvons faire c’est être présents, mais il est naturel d’éprouver le désir de rendre visible notre espoir, de manifester notre sagesse. Le Parole s’est faite chair et aujourd’hui dans notre mission la chair se fait parole.
La présence
Un missionnaire est envoyé. C’est le sens de ce mot. Mais à qui les missionnaires sont-ils envoyés dans notre monde en fuite ? Quand j’étais à l’école chez les bénédictins, des missionnaires sont venus de loin nous rendre visite : d’Afrique, d’Amazonie. Nous économisions notre argent pour que des enfants puissent être baptisés de nos noms. Il devrait y avoir dans le monde des centaines de Timothy quadragénaires. Ainsi les missionnaires étaient-ils envoyés de l’Occident dans d’autres pays. Mais d’où les missionnaires sont-ils envoyés aujourd’hui ? Ils venaient autrefois d’Irlande, d’Espagne, de Grande Bretagne, de Belgique et du Québec. Mais aujourd’hui bien peu de missionnaires proviennent de ces pays. Le missionnaire moderne vient d’Inde ou d’Indonésie. Je me rappelle l’excitation de la presse britannique à l’arrivée en Écosse du premier missionnaire de Jamaïque. Ainsi dans notre village global, il n’y a pas de centre d’où les missionnaires soient dispersés. Dans la géographie du World Wide Web, il n’y a pas de centre, du moins en théorie. Dans la pratique, nous savons qu’il y a plus de lignes téléphoniques à Manhattan que dans toute l’Afrique subsaharienne.
Comme début de réponse, je dirais que dans ce nouveau monde, les missionnaires sont envoyés à ceux qui sont autres, distants de nous par leur culture, leur religion ou leur histoire. Loin de nous mais pas forcément physiquement, ils sont étrangers mais peuvent être nos voisins. L’expression « village global » sonne accueillante et intime, comme si nous appartenions tous à une seule, immense, heureuse famille humaine. Mais notre ère de la mondialisation est traversée de divisions et fractures qui font de nous des étrangers aux yeux des autres, nous rendant incompréhensibles et parfois ennemis. Le missionnaire est envoyé sur ces lieux. Pierre Claverie, évêque dominicain d’Oran en Algérie, a été assassiné par l’explosion d’une bombe en 1996. Peu avant sa mort il écrivait : « L’Église accomplit sa vocation quand elle est présente aux ruptures qui crucifient l’humanité dans sa chair et son unité. Jésus est mort écartelé entre ciel et terre, bras étendus pour rassembler les enfants de Dieu dispersés par le péché qui les sépare, les isole et les dresse les uns contre les autres et contre Dieu lui-même. Il s’est mis sur les lignes de fracture nées de ce péché. En Algérie, nous sommes sur l’une de ces lignes sismiques qui traversent le monde : Islam/Occident, Nord/Sud, riches/pauvres. Nous y sommes bien à notre place car c’est en ce lieu là que peut s’entrevoir la lumière de la Résurrection ».
Ces lignes de fracture ne courent pas uniquement entre différentes parties du monde : le Nord et le Sud, le monde développé et celui que l’on dit en développement. Ces lignes traversent chaque pays et chaque ville : New York et Rome, Nairobi et Sao Paulo, Delhi et Tokyo. Elles divisent qui a l’eau potable et qui non, qui a accès à l’Internet et qui non, le lettré et l’illettré, la droite et la gauche, qui a une religion différente, les blancs et les noirs. Le missionnaire doit être porteur d’une sagesse, du « dessin bienveillant qu’Il avait formé (dans le Christ) par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres » (Ép 1,10). Et cette sagesse, nous la représentons par notre présence à ceux que séparent de nous les murailles de la division.
Mais nous devons aller plus loin. Être missionnaire n’est pas ce que l’on fait ; c’est ce que l’on est. Tout comme Jésus est l’envoyé (Hé 3,1). Être présent à l’autre, vivre sur les lignes de fracture, implique une transformation de ce que l’on est. C’est en étant avec cette autre personne et en étant là pour elle, que je découvre une nouvelle identité. Je pense à un vieux missionnaire espagnol que j’ai connu à Taiwan, qui avait travaillé en Chine de nombreuses années et y avait été emprisonné. Maintenant qu’il était vieux et malade, sa famille souhaitait qu’il retourne en Espagne. Mais il disait : «Je ne peux pas retourner là-bas. Je suis Chinois. Je serais un étranger en Espagne.» Rencontrant un groupe de leaders juifs américains en 1960, Jean XXIII les sidéra quand il entra en disant «Je suis Joseph votre frère». Voilà qui je suis et je ne peux être moi-même sans vous. Ainsi être envoyé implique-t-il de mourir à ce que l’on était. On abandonne une petite identité. Quelqu’un demanda un jour à Chrys McVey, un de mes frères américains qui vit au Pakistan, combien de temps il y resterait et il répondit : « jusqu’à ce que je sois fatigué de mourir ». Être présent pour les autres et avec eux est une sorte de mort de notre ancienne identité pour devenir un signe du Royaume où nous ne ferons qu’un.
Nicholas Boyle a écrit que « la seule réponse défendable du point de vue moral et consistante du point de vue conceptuel à la question « qui sommes-nous ? » est celle-ci : « les futurs citoyens du monde ». Nous ne sommes pas simplement des gens qui travaillent pour un nouvel ordre du monde, tentant de dépasser la guerre et la division. Nous sommes aujourd’hui les futurs citoyens du monde. On pourrait adapter les mots de Boyle et dire que nous sommes aujourd’hui les futurs citoyens du Royaume de Dieu. Son Règne est mon pays. Je découvre maintenant qui je serai alors par la proximité de ceux qui me sont le plus éloignés. C’est précisément notre catholicisme qui nous pousse au-delà de toutes les identités réduites, sectaires, tous les petits sentiments étriqués de nous-mêmes, vers ce que pour le moment nous ne pouvons qu’entrevoir. Voilà l’incarnation de notre sagesse.
Ce n’est pas facile, et exige par-dessus tout d’être fidèle. Le missionnaire n’est pas un touriste. Le touriste peut se rendre dans des sites exotiques, les photographier, profiter de la nourriture et des paysages, puis rentrer chez lui arborer fièrement ses T-shirts souvenirs. En restant là, le missionnaire n’est qu’un signe du Royaume de Dieu. Comme le disait un de mes frères, «tu ne te contentes pas de défaire tes bagages, tu les jettes, tes bagages».
Je ne veux pas dire par là que tous les missionnaires doivent rester jusqu’à la mort. Il y a toutes sortes de bonnes raisons pour s’en aller : un nouveau défi à relever ailleurs, la maladie ou l’épuisement, etc. Mais ce que je veux dire, c’est que la mission implique la fidélité. La fidélité de ce missionnaire espagnol, rencontré dans la jungle péruvienne, qui reste simplement là, année après année, rendant visite aux mêmes gens, refaisant les mêmes voyages dans les mêmes petits campements, fidèle au poste même s’il n’a pas l’air de se passer grand-chose. Souvent, la souffrance du missionnaire est la découverte que sa présence n’est pas souhaitée. Les populations locales ou même les vocations locales de sa propre congrégation, de son ordre, attendent peut-être qu’il s’en aille. Sa force intérieure c’est de rester là quand même, parfois sans être apprécié. L’héroïsme du missionnaire consiste à oser découvrir qui il est avec et pour les autres, même lorsque ces autres, eux, ne souhaitent pas découvrir qui ils sont avec et pour lui. Rester là, fidèlement, même si cela peut vous coûter la vie, comme l’ont fait Pierre Claverie et les moines trappistes en Algérie.
J’ai quitté Rome juste avant la Journée Mondiale de la Jeunesse. Mais dans mes rencontres ici et là avec de jeunes laïcs dominicains, j’ai été frappé par leur joie à se trouver en présence de qui est différent d’eux, ne leur ressemble pas. Allemands et Français, Polonais et Pakistanais, il y a une ouverture surprenante qui déborde les barrières de la race et de la culture et de la génération et de la religion. C’est un don des jeunes à la mission de l’Église, et un signe du Royaume de Dieu. Peut-être le défi pour les jeunes missionnaires consiste-t-il à apprendre cette force intérieure, cette fidélité durable à l’autre, face à notre propre fragilité et angoisse. Nos maisons de formation devaient être des écoles de fidélité, où nous apprenions à nous accrocher, tenir bon, même lorsque nous échouons, même lorsqu’il y a des incompréhensions, des crises relationnelles, même lorsque nous pensons que nos frères ou nos sœurs ne nous sont pas fidèles, eux. La réponse n’est pas de nous enfuir, de recommencer, d’entrer dans un autre Ordre ou de nous marier. Nous devons défaire nos bagages et les jeter. La présence ce n’est pas juste être là. C’est rester là. Elle prend la forme d’une vie vécue à travers l’histoire, d’une vie qui tend vers le Royaume de Dieu. La présence durable du missionnaire est bien un signe de la Présence réelle du Seigneur qui nous a donné son corps à jamais.
L’Épiphanie
Dans bien des endroits du monde, tout ce que les missionnaires peuvent faire c’est être là. Dans certains pays communistes et islamiques, rien d’autre n’est possible que d’être un signe implicite du Royaume. Parfois dans les quartiers défavorisés de nos grandes villes ou quand on travaille avec les jeunes ou les fous, la mission doit commencer de manière anonyme. Le prêtre ouvrier est simplement là, à l’usine. Mais notre foi brûle d’assumer une forme visible, d’être vue. Cette année Neil Mac Gregor, Directeur de la National Gallery à Londres, a organisé une exposition intitulée «Voir le Salut». Durant la plus grande partie de l’histoire européenne, notre religion a été visible à travers les vitraux, la peinture et la sculpture. La célébration de la naissance du Christ commençait autrefois avec l’Épiphanie, la révélation de la gloire de Dieu parmi nous. Quand Syméon reçoit dans ses bras l’enfant Jésus dans le temple, il se réjouit : «car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples» (Lc 2, 30 et suiv.). Comme le dit saint Jean, nous proclamons « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché » (1 Jn 1,1 et suiv). La mission passe de la présence à l’épiphanie.
Dès la controverse iconoclaste au neuvième siècle, le christianisme a cherché à montrer le visage de Dieu. Dans l’Europe du Moyen-Âge, les gens voyaient rarement des portraits, à part celui du Christ et des saints, mais dans notre monde, nous sommes bombardés de visages. Nous avons de nouvelles icônes sur nos murs : Madonna, la Princesse Diana, Tiger Woods, les Spice Girls. Être important aujourd’hui, c’est atteindre le statut d’icône !
Il ne suffirait pas d’ajouter simplement le visage du Christ à cette foule. Ce serait bien, mais pas suffisant, que Walt Disney fasse un dessin animé sur l’Évangile. Mettre le visage de Jésus sur l’écran à côté de Mickey et Donald n’accomplirait toujours pas l’épiphanie. Devant beaucoup d’églises protestantes de Grande Bretagne des enseignes affichant des paroles de l’Évangile rivalisent avec les publicités de la rue. C’est peut-être admirable, mais je trouve toujours cela un peu gênant. Je me souviens de nos fous rires d’enfants lorsque nous passions devant l’enseigne d’une église locale qui demandait si nous « veillions avec les vierges sages ou dormions avec les vierges imprudentes ».
Le défi est celui-ci : comment révéler la gloire de Dieu, la Beauté de Dieu ? Dans ce monde comble d’images, comment manifester la beauté de Dieu ? Balthasar parle de « l’évidence » de la beauté, de son « autorité intrinsèque ». Nous reconnaissons dans la beauté un appel difficile à ignorer. C. S. Lewis disait que la beauté réveille en nous le désir de « notre lointaine patrie », le foyer auquel nous aspirons et que nous n’avons jamais vu. La beauté révèle notre fin dernière, celle pour laquelle nous sommes faits, notre sagesse. Dans ce monde en fuite, avec son avenir incertain, le missionnaire est le porteur de sagesse, la sagesse de la destinée finale de l’humanité. C’est cette destinée finale qu’on entrevoit dans la beauté du visage de Dieu. Comment la montrer aujourd’hui ?
Plus facile de poser la question que d’y répondre. J’espère que vous me proposerez des réponses plus stimulantes que les miennes ! Mon idée est que nous devons présenter des images, des visages qui soient d’un type différent de ce que nous voyons dans nos rues. En premier lieu, la beauté ne se révèle pas dans le visage des gens riches et célèbres, mais dans celui des pauvres et démunis. En second lieu, les images du village global proposent divertissement et distraction, alors que la beauté de Dieu réside dans la transformation.
Les images du village global montrent la beauté du pouvoir et de la richesse. C’est la beauté de la jeunesse et de la santé qui a tout pour elle. C’est la beauté de la société de consommation. Et n’allez pas croire que je suis jaloux des jeunes et bien portants, quelque nostalgie que j’en aie, mais l’Évangile place la beauté ailleurs. La révélation de la gloire de Dieu est la croix, un homme mourant et abandonné. L’idée est tellement choquante qu’il a apparemment fallu quatre cents ans pour qu’on arrive à la représenter. La première représentation du Christ crucifié est peut-être celles des portes de Ste-Sabine, où j’habite, qui furent sculptées en 432, après la destruction de Rome par les barbares. L’irrésistible beauté de Dieu rayonne à travers la pauvreté la plus totale.
L’idée peut sembler absurde, jusqu’à ce que l’on songe à l’un des saints les plus beaux et les plus fascinants, François d’Assise. J’ai fait cet été un petit pèlerinage à Assise. La basilique était envahie par la foule des gens qu’y attire la beauté de sa vie. Les fresques de Giotto sont très belles, mais la beauté la plus profonde est celle du poverello. Sa vie est creusée d’un vide, un manque, qui ne peut être comblé que par Dieu. Le Cardinal Suhard a écrit qu’être missionnaire « ne consiste pas à se lancer dans la propagande ni à soulever les foules, mais à être un mystère vivant. Cela signifie vivre de manière telle que la vie n’aurait vraiment aucun sens si Dieu n’existait pas ». Nous voyons la beauté de Dieu en François parce que sa vie n’aurait aucun sens si Dieu n’est pas.
Tout aussi important, François a découvert une nouvelle image de la pauvreté même de Dieu (je me demande bien pourquoi je fais toute cette publicité aux franciscains!). Pour Neil MacGregor, c’est François qui a inventé la crèche, le signe de Dieu embrassant notre pauvreté. En 1223 il écrivit au Seigneur de Greccio, « Je voudrais représenter la naissance du Christ exactement comme elle a eu lieu à Bethléem, pour que les gens voient de leurs propres yeux les épreuves qu’Il a subies enfant, comment il était couché sur la paille dans une mangeoire avec le bœuf et l’âne à ses côtés ». Dans le monde de la Renaissance du treizième siècle, avec ses nouvelles fresques, ses nouveaux biens de consommation exotiques, sa nouvelle civilisation urbaine, sa mini-mondialisation, François a révélé la beauté de Dieu par une nouvelle image de la pauvreté.
Voilà notre défi dans le village global, montrer la beauté du Dieu pauvre et faible. C’est particulièrement difficile parce que notre mission se trouve souvent là où la pauvreté est la plus terrible, en Afrique, en Amérique Latine et dans certains pays d’Asie, où la pauvreté est de toute évidence atroce. Les missionnaires construisent des écoles, des universités et des hôpitaux. Nous dirigeons des institutions solides et absolument essentielles. On nous considère riches. Mais dans bien des pays, les systèmes sanitaire et éducatif s’effondreraient sans l’Église. Comment, dans ces conditions, montrer la beauté de la gloire de Dieu, visible dans la pauvreté ? Comment offrir ces services irremplaçables tout en continuant à mener des vies qui soient mystères, et qui n’auraient aucun sens sans Dieu ?
J’évoquerai maintenant brièvement une seconde manière de manifester la beauté de Dieu, par des actes de transformation. J’ai commencé cette conférence en disant que ce qui est unique dans notre société n’est peut-être pas tant la mondialisation que notre ignorance d’où va le monde. Nous n’avons aucune idée du genre d’avenir que nous sommes en train de nous préparer. Même le pôle nord a commencé à fondre et faire des flaques. Et après ? Cette incertitude provoque une angoisse profonde. Nous osons à peine contempler l’avenir, et il est plus facile dans ces conditions de ne vivre que pour le présent. C’est la culture de la gratification immédiate. Comme l’écrit Kessler, « La plupart des gens vivent bien moins aujourd’hui dans une perspective lointaine, de grands espoirs à long terme, qu’avec des intentions à court terme et des objectifs tangibles. ‘Vivez votre vie – tout de suite’ est l’impératif de la culture secondaire qui couvre le globe aujourd’hui. Il suffit de vivre la vie comme elle est, au présent – sans but ».
Quand j’arrive à Londres en avion, je vois souvent la grande roue du millénaire, l’orgueilleuse célébration de la ville pour les des deux mille ans de la naissance du Christ. Mais tout ce qu’elle fait, c’est de tourner et tourner -et encore, les bons jours ! Elle ne va nulle part. Elle nous donne la chance d’être spectateurs, d’observer le monde sans nous engager. Elle nous entraîne, et permet d’échapper un moment au rythme frénétique de la ville. Cela symbolise assez bien comment nous tentons de survivre, souvent, dans ce monde en fuite. Contents de nous distraire, de nous échapper un moment. Et c’est bien ce que nous proposent tant de nos images, la distraction qui permet d’oublier. Les jeux vidéo, les soap operas, les films nous offrent l’amnésie face à un avenir inconnu. Ceci dit, j’attends toujours qu’une de mes nièces veuille bien m’emmener sur la grande roue du millénaire !
Cette tendance à l’échappatoire s’exprime principalement dans un phénomène typique de la fin du vingtième siècle, le « happening ». On utilise ce mot même en français, « le happening ». Quand la France a célébré le millénaire par un gigantesque pique-nique de 1.000 kilomètres, c’était « un incroyable happening » ! Un happening, ça peut être une boîte de nuit, un match de foot, un concert, une soirée, une fête, les Jeux Olympiques. Un happening est un moment d’exubérance, d’extase, qui nous transporte hors de ce monde sombre et inflexible, pour oublier. La nouvelle ville que Disneyland a construite en Floride pour permettre aux gens de fuir les angoisses de l’Amérique moderne s’appelle Célébration.
Mais le christianisme aussi trouve son cœur dans « un incroyable happening », la Résurrection. C’est un genre de happening totalement différent, toutefois. Qui n’offre pas d’échappatoire, mais une transformation. Qui n’invite pas à oublier demain, mais est demain même débordant sur le présent. Face à toutes nos angoisses dans ce monde en fuite où nous ignorons dans quelle direction nous allons, les chrétiens ne répondent ni par l’amnésie ni par d’optimistes prédictions. Nous découvrons les signes de la Résurrection surgissant dans des gestes de transformation et de libération. Nos célébrations ne sont pas une fuite mais un avant-goût de l’avenir. Elles n’offrent pas d’opium, comme le pensait Marx, mais une promesse.
Cornelius Ernst, un dominicain anglais, a décrit l’expérience de Dieu comme « le moment génétique ». Le moment génétique est transformation, nouveauté, créativité, quand Dieu fait irruption dans notre vie. Il écrit : « Chaque moment génétique est un mystère. C’est l’aube, la découverte, le printemps, une nouvelle naissance, venir au monde, s’éveiller, la transcendance, la libération, l’extase, le consentement nuptial, le don, le pardon, la réconciliation, la révolution, la foi, l’espérance, l’amour. On peut dire que le christianisme est la consécration du moment génétique, le centre vivant d’où il regarde les perspectives infiniment variées et changeantes de l’expérience humaine dans l’histoire. C’est à cela, du moins, qu’il prétend ou devrait prétendre : au pouvoir de transformer et de renouveler toutes choses : ‘Voici, je fais l’univers nouveau’ (Ap 21,5) ».
Le défi pour notre mission est donc de trouver comment rendre Dieu visible par des gestes de liberté, de libération, de transformation, de petits «happenings» qui soient des signes de la fin. Nous avons besoin de petites irruptions de l’irrépressible liberté de Dieu et de sa victoire sur la mort. Assez curieusement, j’en ai trouvé plus facilement des images séculières très évidentes que des images religieuses : la petite silhouette devant le tank, Place Tienanmen, la chute du Mur de Berlin.
Quelles pourraient être ces images explicitement religieuses ? Peut-être une communauté de moniales dominicaines du Nord Burundi, Tutsis et Hutus vivant et priant ensemble, dans la paix, sur une terre de mort. Leur petit monastère, entouré de verdure — car là, au milieu de ce paysage brûlé et dévasté, des champs sont cultivés — est un signe de Dieu qui ne laisse pas la mort avoir le dernier mot. Une communauté œcuménique que j’ai visitée à Belfast en Irlande du Nord, pourrait être un autre exemple. Catholiques et Protestants y vivaient ensemble et chaque fois que les luttes sectaires faisaient une victime, un membre protestant et un membre catholique de la communauté allaient rencontrer les parents du défunt et prier avec eux. Cette communauté incarnait notre sagesse, elle était un signe que nous ne sommes pas condamnés à la violence, elle était une petite épiphanie du Royaume. Nous ne savons pas si la paix est à portée de la main ou si la violence va encore empirer, mais il y avait là une parole faite chair qui parlait de l’intention ultime de Dieu.
La proclamation
Nous sommes passés de la mission comme présence à la mission comme épiphanie. Nos yeux ont vu le salut du Seigneur. Mais nous devons encore franchir un dernier pas, jusqu’à la proclamation. Notre évangile doit trouver la parole. À la fin de l’Évangile de Matthieu, les disciples sont envoyés faire d’autres disciples dans toutes les nations et enseigner au monde ce que Jésus a commandé. La Parole se fait chair mais la chair aussi se fait parole.
Nous nous trouvons là devant ce qui est peut-être la crise la plus intime de notre mission aujourd’hui. Quiconque prétend enseigner déclenche une suspicion intense à moins de venir de l’Orient ou d’apporter quelque bizarre doctrine New Age. Les missionnaires qui enseignent sont soupçonnés d’endoctrinement, d’impérialisme culturel, d’arrogance. Qui sommes-nous pour oser dire à d’autres ce qu’ils doivent croire ? Enseigner que Jésus est Dieu est considéré comme un endoctrinement, mais enseigner que Dieu est un champignon sacré fait partie de la riche tapisserie de la tradition humaine ! En tous cas notre société est profondément sceptique devant toute prétention à la vérité. Nous vivons à Disneyland, le pays où la vérité peut être réinventée à loisir. À l’ère du virtuel, la vérité est ce que l’on fait apparaître sur un écran d’ordinateur. J’ai lu l’histoire d’un pilote qui s’est aperçu après le décollage d’un aéroport au Pérou que tous ses radars étaient devenus fous. Quand il tournait à gauche, les écrans de contrôle disaient qu’il allait à droite, et quand il montait, ils indiquaient qu’il descendait. Ses derniers mots ont été : « tout est fictif ». Malheureusement la montagne qu’il a heurtée ne l’était pas.
Dans Christianity Rediscovered (le christianisme redécouvert), Vincent Donovan décrit son travail de nombreuses années comme missionnaire auprès des Maasai, à construire des écoles et des hôpitaux, mais sans jamais proclamer sa foi. Il n’était pas encouragé à le faire par ses supérieurs. À la fin, ne pouvant se contenir davantage, il réunit tout le monde pour annoncer sa foi en Jésus. Alors (si je me souviens bien, car j’ai perdu mon exemplaire du livre), les anciens lui dirent : « Nous nous sommes toujours demandé ce que tu faisais là. Au moins, maintenant, nous savons. Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? » C’est pour cela que nous sommes envoyés, pour parler de notre foi aux gens. Nous ne sommes pas toujours libres de parler, et nous devons choisir soigneusement le moment, mais en fin de compte il serait paternaliste et condescendant de notre part de ne pas proclamer ce que nous croyons vrai. Cela fait même partie de la bonne nouvelle, que les êtres humains sont faits pour la vérité et peuvent l’atteindre. Comme le dit Fides et Ratio, « On peut définir l’être humain… comme celui qui cherche la vérité (§ 28), et cette recherche n’est pas vaine. Nous avons, comme le disent les Constitutions dominicaines, une « propensio ad veritatem » (LCO 77, 2), une inclination vers la vérité. Une spiritualité de la mission doit comporter la passion de la vérité.
En même temps il y a dans l’enseignement catholique traditionnel l’idée centrale que nous nous tenons à l’extrême frontière du langage, entrevoyant à peine la bordure du mystère. Saint Thomas dit que l’objet de la foi est hors de la portée et du pouvoir de nos mots. Nous ne possédons ni ne maîtrisons la vérité. Face aux croyances et aux affirmations des autres, nous devons avoir une profonde humilité. Comme l’écrivit Claverie « je ne possède pas la vérité, j’ai besoin de la vérité des autres », je suis un mendiant de vérité.
Au cœur d’une spiritualité de la mission se trouve certainement la compréhension du bon rapport entre notre confiance en la révélation de la vérité et notre humilité devant le mystère. Le missionnaire doit chercher ce juste équilibre entre confiance et humilité. C’est là une source de grande tension au sein de l’Église, entre la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et plusieurs théologiens asiatiques, et même avec beaucoup d’Ordres religieux. Elle peut être une tension féconde au cœur de notre proclamation du mystère. Je me souviens qu’à un chapitre général des dominicains une discussion acharnée éclata entre ceux qui jouaient leur vie entière et leur vocation sur la proclamation de la vérité et ceux qui soulignaient le peu que nous pouvons connaître de Dieu selon Thomas d’Aquin. Cela s’est terminé au bar, par un séminaire sur un texte de la Summa contra Gentiles, avec force bière et cognac ! Pour bien vivre cette tension entre la proclamation et le dialogue, je crois que le missionnaire a besoin d’une spiritualité de l’honnêteté et d’une vie de contemplation.
Cela peut paraître curieux de parler d’une spiritualité de l’honnêteté. Évidemment le prêcheur ne doit dire que le vrai. Mais je crois qu’on ne saura quand parler et quand se taire, qu’on ne trouvera cet équilibre entre confiance et humilité que si l’on a été formé à l’exigeante discipline de l’honnêteté. C’est un ascétisme lent et douloureux, une attention portée à l’usage que l’on fait des mots, dans l’écoute de ce que disent les autres, en ayant conscience de toutes les manières dont nous nous servons des mots pour dominer, subvertir, manipuler au lieu de révéler, dévoiler.
Nicholas Lash écrivait : « Envoyés comme ministres de la Parole rédemptrice de Dieu, il nous faut, en politique et dans la vie privée, au travail et dans les loisirs, dans le commerce et dans la recherche, pratiquer et favoriser cette philologie, cette attention au mot, ce souci méticuleux et consciencieux de la qualité du débat et de l’honnêteté de la mémoire, qui est la première causalité du péché. Par conséquent l’Église est ou devrait être une école de philologie, une académie du soin des mots ». L’idée du théologien comme philologue paraît bien aride est poussiéreuse. Comment un missionnaire trouvera-t-il le temps pour cette sorte de choses ? Mais être un prêcheur c’est apprendre l’ascétisme de l’honnêteté dans tous les mots que nous prononçons, dans la façon dont nous parlons des autres, nos amis comme nos ennemis, de ceux qui viennent de quitter la pièce, du Vatican, de nous-mêmes. Ce n’est qu’en apprenant cette vérité du fond du cœur que nous pourrons dire la différence entre une bonne confiance dans la proclamation de la vérité et l’arrogance de ceux qui prétendent en savoir plus qu’il n’est possible ; entre l’humilité devant le mystère et un relativisme mou qui n’ose même plus parler du tout. La discipline fait partie de notre assimilation à celui qui est la Vérité et dont la Parole est « vivante (…) efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (Hé 4,12).
Ensuite, nous ne serons d’humbles et confiants prêcheurs qu’en devenant contemplatifs. Chrys McVey dit que « la mission commence dans l’humilité et s’achève dans le mystère ». Ce n’est qu’en apprenant à demeurer dans le silence de Dieu que nous pouvons découvrir les mots qu’il faut, des mots qui ne soient ni arrogants ni vides, des mots qui soient à la fois confiants et humbles. Si le centre de notre vie est le silence même de Dieu, alors seulement nous saurons où finit le langage et commence le silence, quand proclamer et quand nous taire. Rowan Williams écrit : « ce que nous devons redécouvrir, c’est la discipline du silence – pas un silence absolu, ininterrompu, inarticulé, mais la discipline de lâcher nos bavardages faciles sur l’Évangile afin que nos paroles puissent rejaillir d’une profondeur ou d’une force nouvelle et différente, de quelque chose qui dépasse notre imagination ». C’est cette dimension contemplative qui détruit les fausses images de Dieu que nous pourrions être tentés de vénérer, c’est elle qui nous libère des pièges de l’idéologie et de l’arrogance.
Les futurs citoyens du Royaume de Dieu
Je dois maintenant conclure en tressant tous ces brins. J’ai dit qu’au démarrage de toute mission il y a la présence ; être là comme un signe du Royaume de Dieu auprès de ceux qui sont les plus différents, dont nous séparent l’histoire, la culture ou la religion. Mais ceci n’est qu’un début. Notre mission nous pousse vers l’épiphanie et enfin à la proclamation. La Parole se fait chair, et la chair se fait parole. Chaque étape du développement de notre mission exige du missionnaire des qualités différentes : la fidélité, la pauvreté, la liberté, l’honnêteté et le silence. Ai-je tracé là le tableau d’un impossible saint missionnaire, semblable à nul missionnaire réel ? Cela constitue-t-il une « spiritualité de la mission » cohérente ?
J’ai indiqué qu’à cette phase de l’histoire de la mission de l’Église, la meilleure façon de considérer le missionnaire est comme un futur citoyen du Royaume de Dieu. Notre monde en fuite est incontrôlable. Nous ignorons où il va, vers le bonheur ou la misère, la prospérité ou la pauvreté. Les chrétiens n’ont pas d’information privilégiée. Mais nous croyons vraiment qu’à la fin viendra Son Règne. Telle est notre sagesse et c’est une sagesse que les missionnaires incarnent dans leur vie même.
Saint Paul écrit aux Philippiens : « oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus » (Ph 3, 13 et suiv). C’est une image extraordinairement dynamique. Saint Paul est tendu, étendu, courant comme un athlète olympique à Sydney, droit à la médaille d’or ! Être un futur citoyen du Royaume c’est vivre ce dynamisme. C’est être tendu de tout son être, étiré vers le but, courir droit de l’avant. Le missionnaire souffre d’incomplétude ; il ou elle n’est fait/e qu’à demi jusqu’à ce que le Règne arrive, quand tous ne feront qu’un. Nous nous tendons vers les autres, vers les plus éloignés, incomplets jusqu’au moment où nous ne ferons qu’un avec eux dans le Royaume de Dieu. Nous tendons la main vers une plénitude de vérité, que pour le moment nous ne faisons qu’entrevoir vaguement ; tout ce que nous proclamons est hanté par le silence. Nous sommes creusés d’une soif de Dieu dont la beauté se devine dans notre pauvreté. Être un futur citoyen de Son Royaume c’est être dynamiquement, radieusement, joyeusement incomplet.
Eckhart écrivait que « dans l’exacte mesure où tu laisses toutes choses, exactement dans cette mesure, ni plus ni moins, Dieu arrive apportant tout ce qui est Sien – si vraiment tu quittes tout ce que tu possèdes ». Ce qui est beau avec Eckhart, c’est que moins on sait de quoi il parle, plus ça a l’air merveilleux ! Peut-être nous invite-t-il à cet exode absolu de nous-mêmes, qui creuse un vide où Dieu entrera. Nous nous tendons vers Dieu en notre prochain, Dieu qui est l’autre le plus autre, pour découvrir Dieu au cœur même de notre être, Dieu au plus intime. Car Dieu est totalement autre et totalement intime. Et c’est pourquoi pour aimer Dieu nous devons à la fois aimer notre prochain et nous-mêmes. Mais ça, c’est une autre conférence !
Cet amour est très risqué. Giddens dit que dans notre monde dangereux qui se précipite vers un avenir inconnu, la seule solution est de prendre des risques. Le risque est la caractéristique d’une société qui regarde vers l’avenir. Il dit qu’ « assumer les risques de manière positive est la véritable source de cette énergie qui crée la richesse dans une économie moderne… Le risque est la dynamique mobilisatrice d’une société résolue au changement, qui veut déterminer son propre avenir plutôt que de l’abandonner aux mains de la religion, de la tradition, ou des errements de la nature ». Il considère clairement la religion comme un refuge à l’abri du risque, mais notre mission nous invite à prendre des risques qui dépassent son imagination. Le risque de l’amour. Le risque de vivre pour les autres, qui ne veulent peut-être pas de moi ; le risque de vivre pour la plénitude de la vérité, que je ne peux saisir ; le risque de me laisser creuser par la soif de Dieu dont le Règne viendra. Voilà qui est fort risqué et cependant tout à fait sûr.
Timothy Radcliffe OP – Ancien maître de l’Ordre des Prêcheurs🔸
Au cœur d’une spiritualité de la mission se trouve certainement la compréhension du bon rapport entre notre confiance en la révélation de la vérité et notre humilité devant le mystère. Le missionnaire doit chercher ce juste équilibre entre confiance et humilité.
Pour en savoir davantage :
Runaway World: How globalisation is reshaping our lives, Londres, 1999.
Robert J Schreiter, The New Catholicity. Theology between the global and the local, New York, 1997.
Who are we now? Christian humanism and the global market from Hegel to Heaney, Edinburgh, 1998, p. 120.
Aidan Nichols o.p., The Word has been abroad, Edinburgh, 1998, p.1.
R. Harries, Art and the Beauty of God: A Christian understanding, Londres, 1993, p. 4.
S. Hauerwas, Santify them in the truth, Edinburgh, 1998, p.38.
Neil MacGregor, Seeing Salvation, BBC, Londres, 2000, p.49.
Hans Kessler, « Fulfilment – Experienced for a moment yet Painfully Lacking? », Concilium, Septembre 1999, p. 103.
Alberto Moreira « The dangerous Memory of Jesus Christ in a post-Traditional society » et Ferdinand D Dagmang, « Gratification and Instantaneous Liberation » both in Concilium, Septembre 1999.
The Theology of Grace, Dublin, 1974, p. 74 et suiv.
Meister Eckhart, Sermons and Treatises, vol. IV, Londres, p. 14.