À propos de la Mission Vincentienne en France
Dès les débuts (qu’on se souvienne de Folleville !) les missions sont parties constitutive du but visé par la Congrégation de la Mission, le bien nommé. A la mort de st Vincent, il est quasi impossible – selon J. Maria Roman [1] – de chiffrer les missions hexagonales, les listes étant partielles. La seule maison de st Lazare a donné près d’un millier de missions, soit 840, selon Abelly. Quand je suis entré dans la Congrégation en 1955, existaient outre les grands séminaires et les écoles apostoliques, mangeuses d’hommes, des maisons de base arrière servant de vie de ressourcement et de préparation aux prochaines interventions. Il suffit de nommer Lille-Bondues, Rennes, Bordeaux, Lyon, Limoux, Toulouse, sans oublier tous les confrères se consacrant aux « petites missions » et estampillés tels sur le Catalogue officiel.
Nous pouvons regretter ce temps-là mais ce serait vain et stérile. Aujourd’hui nous notons une fidélité missionnaire à travers ce que vivent nos confères de Bondues, les expériences de tel ou tel, isolé ou en groupe, ou avec d’autres congrégations, les essais citadins, tout ceci sans charge curiale. Ce n’est pas à l’auteur requis de ces lignes de porter un jugement de valeur et la Providence est venue à son aide grâce à la retraite de l’École Française. Le prédicateur a basé toute sa présentation paulinienne sur un article des Études de 2016 d’Arnaud Join-Lambert [2], intitulé « La mission chrétienne en modernité liquide » [3]. L’adjectif « liquide » alerte et interroge mais signifie aujourd’hui que rien n’est stable mais que tout bouge et se modifie ; l’ensemble de la société se dés-institutionnalise au bénéfice de l’individu. L’Église est tenue d’en tenir compte sous peine de manquer le train d’un changement de période et elle est invitée à s’adapter à cette évidence.
L’auteur identifie quatre modèles missionnaires en Europe occidentale (les trois premiers déjà en application) :
- La nouvelle évangélisation (Jean-Paul II) : surtout communautés nouvelles ; évangélisation de rue, etc.
- La proposition de la foi (cf. Lettre aux catholiques de France, 1996) : non plus un « recevoir » mais un « aller vers ».
- La pastorale d’engendrement : la foi est en germe dans l’autre, et c’est la qualité de la relation et de la rencontre qui peut permettre à la foi de jaillir chez l’autre.
- Une dynamique de sortie (pape François) : aller aux périphéries dans une posture dialogique, pour former une communauté humaine de salut.
Sortir
« Une société liquide se caractérise par le primat de la relation, de la communication, de la logique des réseaux par rapport avec une société solide qui privilégie les institutions et la stabilité géographique…», commente un théologien britannique. Mais cela va-t-il assez loin ? C’est pour cela que nous en sommes aux propositions pontificales actuelles et que nos formes missionnaires sont sans cesse en recherche. Il ne se passe pas une semaine sans que ne paraissent un article, une contribution autorisée, un témoignage sur la mission. Rien n’est fixé et tout est recherche.
Mgr Colomb, nouvel évêque de la Rochelle, répondait à une interview de la Rochelle, le 16 mars 2016 : « La France est bel et bien un pays de mission, parce que la foi n’est plus transmise. Il suffit de regarder les clignotants qui s’affichent : combien d’enfants sont catéchisés aujourd’hui ? Bien sûr, les messes de confirmation sont pleines et cela donne une impression de nombre, on remplit une église, mais quand on fait le rapport du nombre d’enfants qui sont confirmés et du nombre d’enfants qui sont scolarisés dans l’enseignement public et dans l’enseignement catholique réunis, le ratio est ridiculement bas. Donc, la foi n’est plus transmise et la France est un pays de mission à cet égard. » Ce qui est clair c’est qu’il faut mettre les mains dans le cambouis – surtout pour une Congrégation spécialisée – et poursuivre toujours l’annonce. « Sortir » implique plus qu’un déplacement géographique mais des déplacements intérieurs.
Il est judicieux de s’arrêter sur la définition de « sortie » de l’auteur Join-Lambert : « Aller aux périphéries dans une posture dialogique, pour former une communauté humaine de salut ». Les mots ne sont pas neutres : « périphéries [4] – dialogiques[5] – former » et non réformer ou reformer. Il s’agit bien d’un dialogue nouveau entre chrétiens et monde, pour faire du nouveau, une communauté de salut en phase avec la société contemporaine et ouverte au Christ et à sa célébration.
Des convictions [6]
Au lieu de dresser un état de nos interventions et de noter une fois de plus nos diversités (ce qui ne peut être qu’une évidence ! et cessons de les opposer), mieux vaut sans doute engranger des convictions, les partager et les mettre en œuvre. Parmi celles-ci, je noterai :
- L’urgence de la proclamation. Nous sommes toujours et dans la posture des 72 disciples invités à passer en proclamant la proximité du Seigneur et dans l’ordre donné par Jésus lui-même avant son Ascension : « Allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures »(Mc 18, 15). Le temps presse et ne souffre aucune tergiversation.
- Nous sommes des envoyés et non des auto-décideurs. Rien ne se construit de solide sur la seule volonté propre, surtout en matière directement rattachée à l’Évangile. Il y a un fil rouge qui relie mystérieusement au Christ, l’Envoyé par excellence, d’envoi en envois.
- Notre travail missionnaire est de fait, ecclésial. Il suppose un lien visible et honoré avec l’instance diocésaine compétente, paroissiale ou de réseaux (catégories sociales, lieux privilégiés, tranches d’âge etc.). Cela implique et l’écriture d’un projet missionnaire authentifié et actualisé, et d’un ordre de mission circonstancié).
- Une fois officialisé, la première préoccupation est de s’appuyer sur une coresponsabilité soigneusement composée visant la représentativité de la totalité qui est à rejoindre par l’Annonce (territoires, réseaux, catégories sociales…). Pareille équipe s’appuie sur la responsabilité territoriale déjà en place sans la doubler et en lien permanent avec elle. Cette équipe missionnaire est le lieu décisionnel de la stratégie, de la programmation, de la relecture, de l’adaptation, bref de tout le vécu apostolique. Le Pape François nous exhorterait aujourd’hui à éviter tout cléricalisme et donc tout interventionnisme prédominant, même si nous avons vocation animatrice. Il est couramment dit qu’il nous faut être « leader » mais sans nous imposer, dans la discrétion attendue aujourd’hui pour donner toute leur place aux autres.
- L’expérience montre que beaucoup de confrères hors équipe–pilote, peuvent intervenir. Il est bon d’utiliser leurs capacités, leur expérience et leur spécialisation éventuelle. Cela suppose un certain calendrier, des voyages, et surtout un budget adéquat dont la provenance est toujours à fixer par avance avec les autorités compétentes, nous souvenant que nous avons vocation à la gratuité dans la tradition vincentienne, même si nous savons que nul ne peut vivre d’amour et d’eau fraîche ! Il y une alchimie économique à trouver…
- La pratique montre aussi et la richesse des réunions par catégories sociales et ecclésiales et la pertinence des temps forts dans bien des domaines (Bible, catéchèses, prière, liturgie, doctrine sociale de l’Église, éthique, vie chrétienne au quotidien etc.) Il convient d’écouter les besoins, d’évaluer les réponses possibles et de dresser un lifting en conséquence, faute de quoi une improvisation est préjudiciable ou une non-réponse tout aussi frustrante.
- Les célébrations qui ponctuent le temps missionnaire sont à soigner. Elles portent le besoin de se centrer sur l’essentiel, le Christ Miséricordieux et Ressuscité, de vivre le beau, la joie et la dynamique communautaire qui secoue, soutient et s’ouvre aux absents habituels. Une bonne communication facilitera la convocation de beaucoup et il n’est pas de trop de mettre en place une équipe chargée de cette médiatisation tout au long de la Mission, avec une responsabilité qui déborde ce cadre-là et se charge de toutes les jonctions internes et externes.
- Les Eucharisties demeurent plus que jamais au cœur ; les eucharisties dominicales avec des homélies ajustées entre elles et aux appels du moment ; d’autres eucharisties plus « spécialisées » selon les éventualités (messe des jeunes, du souvenir, du sacrement des malades etc.). Ce qui importe, c’est de veiller à leur climat de joie et d’action de grâces, suivant les circonstances.
- De l’eucharistie à la fête, il n’y pas loin. Celle-ci peut être l’occasion d’un vaste rassemblement plus large que les limites de la paroisse ou du réseau. « Fête de la mission », elle va essayer d’atteindre la population du quartier, de la zone, du village, sans porter atteinte…à la laïcité. Elle va surtout être soit le point de départ d’une action soit sa célébration. Elle combine joie et engagement, ouverture et attirance.
- Car toute mission débouche sur du concret. Après les heures de la célébration missionnaire, avant ou après la fête, qu’allons-nous faire ensemble ? Du palpable, du vérifiable, du pratique. C’est à ce signe que nous serons reconnus comme crédibles et la grâce de Dieu aidant, comme imitables. Maints exemples apparaissent : visite des malades, des isolés, des démunis sous formes diverses, organisation de services, de transports, de rencontres, de loisirs, d’invitations chez soi ou dans une salle adéquate à un rythme précisé et maintenu pour vivre ensemble et de fait, un témoignage de solidarité à résonnance évangélique.
- Il restera toujours, cela va sans dire, à revoir le vécu du temps missionnaire, d’en relire les échecs et les réussites, tant au point de vue personnel que communautaire. Cette relecture est essentielle et permet à tous les acteurs de recommencer le témoignage avec passion et enthousiasme, et de se maintenir au présent dans une bonne santé évangélique.
Conclusion
Un aspect a été volontairement différé pour le signaler ici avec insistance. La mission s’avère performante avec le témoignage communautaire. Il est premier tant de la part des initiateurs du projet que chez ceux et celles qui se laissent toucher. Il est l’arbre qui porte fruit. Il s’impose par sa visibilité et sa bonne odeur : « Voyez comme ils s’aiment ». Le contraire, par expérience, jette le doute et le trouble sur les intentions et les décisions. Il faut se mettre à l’écoute des critiques éventuelles et recevoir les remarques faites. En vérité, le défi est toujours là et maintient la saveur johannique : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » (Jn 13, 17). Ce témoignage-là est contagieux, toujours séduisant. Il ouvre de vastes perspectives, entre les membres du ‘cercle rapproché’ que sont tous les vincentiens depuis les missionnaires jusqu’aux équipières et sociétaires éventuels que peuvent être les locaux, en passant par des Filles de la Charité bien évidemment… et sans négliger toutes celles et ceux qui se réclament de l’esprit vincentien. On croit alors entendre Monsieur Vincent dire à tous les bénéficiaires de la Mission : « Le saint nom (de Dieu) soit donc à jamais glorifié de toutes les grâces qu’il a faites aux peuples et aux ouvriers ! Plaise à sa divine bonté d’en conserver les fruits et de vous fortifier de plus en plus pour en produire longuement de semblables ! » (VI, 152). [7]
Jean-Pierre RENOUARD, CM – Le Berceau – 11 octobre 2018 – (En l’anniversaire de l’ouverture du Concile Vat. II et la fête de saint Jean XXIII) 🔸
Notre travail missionnaire est de fait, ecclésial. Il suppose un lien visible et honoré avec l’instance diocésaine compétente, paroissiale ou de réseaux (catégories sociales, lieux privilégiés, tranches d’âge etc.). Cela implique et l’écriture d’un projet missionnaire authentifié et actualisé, et d’un ordre de mission circonstancié
NOTES :
[1] J-M Roman, saint Vincent de Paul, Biographie, éditions Alzani, p 403.
[2] Professeur de théologie à l’Université de Louvain.
[3] Études n. 4241, septembre 2017, 73-82. Voir aussi le sociologue Zygmunt Bauman. https://fr.wikipedia.org/wiki/Zygmunt_Bauman et la présentation de Jean Hassenforder. http://www.temoins.com/vers-une-eglise-liquide/
[4] « Essentielles et existentielles » précisent François.
[5] « Dialoguant, dialogique – dialectique, a-t-on dit aussi et non sans raison – est le jeu croisé par lequel chaque position de l’un est transmise à l’autre, au travers de ‘l’impatience de raconter’ » J.-P. Faye, in Les Let. fr., 20 déc., 7 – AFC » (TLF).
[6] On voudra bien considérer que cette théorisation des convictions provient d’une expérience appliquée sur les terrains.
[7] SVP, VI, 152.