« Enflammer le coeur des hommes » :
Défis et écueils de la Mission ad Gentes aujourd’hui
Le bicentenaire de la Maison-Mère nous offre une excellente occasion de ressaisir un héritage significatif pour l’Église en général et pour la congrégation de la Mission en particulier : celui de la mission ad gentes. Au cours de ces deux siècles, en effet, des centaines et des centaines de lazaristes ont été envoyés à travers le monde, depuis Saint-Lazare. Comme cela m’a été demandé, j’évoquerai mon apostolat dans cette continuité et signalerai par la même occasion certains des défis et écueils de la mission ad gentes aujourd’hui.
En premier lieu, il est vrai que l’expression latine ad gentes rappelle à elle seule les époques coloniale et même postcoloniale où les missionnaires allaient porter au loin l’Évangile aux infidèles, en détenteurs de la vérité chargés d’extirper le paganisme et l’idolâtrie, la superstition et l’ignorance. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore, des blocs entiers de l’humanité, tant ethniques que culturels, spécialement « dans les régions de l’hémisphère sud, là où l’action pour le développement intégral et la libération de toute oppression est la plus urgente » (Redemptoris Missio, 58), ne connaissent toujours pas le Christ, le connaissent peu et mal, ou bien ne parviennent pas à former des Églises locales stables et mûres, alors même que d’autres religions et de nombreuses sectes multiplient leurs adeptes aux quatre coins du monde. Pour que « tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le Seigneur les appellera » (Actes 2, 39), se sachent aimés et sauvés par le Christ, l’Église toute entière doit donc « s’insérer dans tous ces groupes humains du même mouvement dont le Christ lui-même, par son incarnation, s’est lié aux conditions sociales culturelles déterminées des hommes avec lesquels Il a vécu » (Ad gentes 10).
Ainsi, découlant du mystère-même de l’Incarnation, d’un ordre explicite donné par le Christ à ses disciples (Mt 28, 19) et enfin de la passion qui naît et croît en quiconque expérimente la joie de la rencontre personnelle avec Lui, « le mandat d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de l’Église » (Evangelii Nuntiandi, 14). Or, offrir aux peuples non pas “plus d’avoir” mais “plus d’être“, en réveillant les consciences par l’Évangile (RM, 58), et disposer l’homme à s’épanouir comme fils de Dieu, le libérer des injustices et encourager son développement intégral (Puebla, 3760), tel n’est pas le moindre des services que l’Église rende à une humanité fragmentée et déshumanisée, qui a perdu « le sens des réalités ultimes et de son existence même » (RM, 2).
Sans rien enlever au fait que la France et l’Europe entière sont devenues des terres de mission, la petite compagnie ne peut se contenter d’être une congrégation de la Mission « en peinture », paralysée par le provincialisme. Car, même si nous sommes du clergé de saint Pierre et si les invitations d’Aparecida et du pape François depuis Evangelii Gaudium à former une Église « en sortie » s’adressent aussi aux paroisses traditionnelles, nous ne pouvons ignorer une réalité : si notre mission est la même que celle des diocésains, alors rien ne nous distinguera d’eux et si des candidats se présentent tout-de-même à nous, ce sera davantage par l’effet du hasard et des contacts humains que sur la base de nos charismes fondateurs et de la mise en œuvre de la spiritualité vincentienne, ce qui n’est pas forcément prometteur pour notre avenir.
Où est passé le zèle qui faisait dire à monsieur Vincent : « Notre vocation est d’aller enflammer le cœur des hommes, de faire ce que fit le Fils de Dieu, Lui qui vint porter le feu dans le monde pour l’enflammer de son amour. Que pouvons-nous désirer d’autre sinon qu’il brûle et consume tout? » (Conférence aux prêtres de la Mission n° 207) ? Heureusement, le zèle vincentien pour les missions ad gentes perdure dans la petite compagnie au moins sous deux formes distinctes.
D’une part, bien des provinces ont alimenté ou alimentent en ressources humaines et économiques des missions historiques, comme par exemple l’Argentine vers le Paraguay et l’Uruguay, les États-Unis de l’Ouest vers le Kenya, les États-Unis de l’Ouest vers le Panama, Puerto Rico vers Haïti, la Colombie vers la Rwanda et le Burundi, la France vers l’Algérie, le Canada, la Grèce, l’Iran et Madagascar, l’Irlande vers le Royaume Uni, l’Espagne vers le Honduras, l’Italie vers l’Albanie et Madagascar, etc. Dans la plupart des cas, non seulement l’expression latine ne convient pas, car il ne s’agit plus d’aller vers les « gentils », mais encore le mouvement missionnaire s’est progressivement inversé, au point qu’aujourd’hui les anciennes missions historiques pourvoient de différentes manières les provinces qui un jour furent leurs mères nourricières. L’ancienne province de Belgique qui, après avoir envoyé des missionnaires au Congo, en est devenue une mission, constitue à cet égard un cas d’école. Signalons au passage qu’aujourd’hui, à peine 10% des confrères de la province de France exercent leur ministère dans les missions d’Algérie, du Canada, de la Grèce et de l’Iran.
D’autre part, chaque année en octobre, un certain nombre de confrères – malheureusement de plus en plus restreint – répond positivement à l’appel missionnaire du supérieur général dirigé à pourvoir en personnel les missions internationales qui furent créées en 1992 et depuis, pour aider à résoudre des situations pastorales extraordinaires en différentes parties du monde, « à travers des paroisses de mission et/ou des séminaires diocésains » [1], dans le but avoué de collaborer à l’établissement d’Églises particulières et d’aider à celles déjà établies [2] mais aussi dans le but officieux de nous désenclaver du provincialisme. Ainsi, aujourd’hui, la congrégation ne compte pas moins de douze missions internationales : quatre en Afrique (Angola, Bénin, Tchad et Tunisie), cinq en Amérique Latine (3 en Bolivie, 1 au Brésil et 1 au Chili), une en Amérique du Nord (Alaska), une en Asie (Papouasie Nouvelle Guinée) et finalement une en Océanie (Îles Salomon). Mais les chiffres sont clairs : dans le monde, un lazariste sur 200 exerce son ministère dans une mission internationale.
Premier défi : porter aux autres ce que l’on porte en soi
Si la figure de Marie peut être considérée comme le modèle de la Charité et de la Mission, c’est parce que, habituée à garder dans son cœur non seulement la Parole de Dieu mais encore les traces de l’action du Seigneur dans sa vie, elle reçut l’Annonciation à la fois comme un don gratuit et comme une mission à accomplir. Elle se mit alors promptement en chemin, à travers les montagnes de Judée, avec un double objectif : non seulement porter secours à sa parente Élisabeth qui allait donner le jour pour la première fois, à un âge avancé, mais encore lui porter Celui qu’elle-même portait en son sein : le Verbe incarné dans le monde et dans l’histoire.
Toutefois, dans les missions ad gentes comme dans les autres formes de mission, il n’est pas rare que nous en venions peu à peu à délaisser notre vie intérieure et prétendions alors enflammer le cœur des hommes de ce monde d’un feu qui s’est éteint dans le nôtre. Bien que nous ayons été envoyés à une portion donnée du Peuple de Dieu, nous nous trouvons alors face à la mission prioritaire de notre propre conversion. Conversion à laquelle contribueront pour leur part le soin apporté à la vie intérieure et à la vie communautaire, ainsi que l’ouverture à une population et à une culture différentes.
Ainsi, s’il alimente sa relation personnelle avec le Christ et soigne sa vie de communauté, le missionnaire, laïc, frère ou prêtre, peut alors devenir ce qu’il est, comme l’exprimait saint Vincent avec tant de clarté : « Eh bien, s’il est vrai que nous sommes appelés à porter au loin et à proximité l’amour de Dieu, que nous devons en enflammer les nations, si notre vocation est d’aller répandre ce feu divin dans le monde entier […], combien me faut-il moi-même brûler de ce feu divin! Comment donner la charité aux autres, si nous ne l’avons pas entre nous? Observons si nous l’avons, non pas en général, mais si chacun l’a en soi, s’il l’a à la mesure nécessaire; parce que si elle n’est brûlante en nous, si nous ne nous aimons pas les uns les autres comme Jésus Christ nous a aimés et si nous n’accomplissons pas d’actes semblables aux siens, comment pourrions-nous espérer diffuser un tel amour sur toute la terre? Il n’est pas possible de donner ce que l’on n’a pas » (Conférence aux prêtres de la Mission n° 207). C’est d’abord dans la mesure où il est habité par le Christ que le missionnaire peut Le porter aux autres et devenir, tant personnellement qu’en communauté et dans son apostolat, un témoin passionné et irradiant du Dieu d’amour qui veut sauver tous les hommes et un signe d’unité (EA, 39).
Plus près de nous, saint Jean-Paul II exprimait la même idée en d’autres termes : « l’homme contemporain croit plus les témoins que les maîtres, l’expérience que la doctrine, la vie et les faits que les théories. […] La première forme de témoignage est la vie même du missionnaire […]. Le missionnaire qui, malgré toutes ses limites et ses imperfections humaines, vit avec simplicité à l’exemple du Christ est un signe de Dieu et des réalités transcendantes » (RM, 42). Si donc il accepte de se laisser convertir par le Christ, lequel s’exprime aussi par les bénéficiaires de sa mission, le missionnaire pourra effectivement devenir un signe de Dieu, il pourra vraiment annoncer le Christ au lieu de s’annoncer lui-même, il pourra passer de la charité affective à la charité effective et à terme porter un fruit qui demeure.
Même si nous soignons notre vie intérieure, nous pouvons également en venir à ne plus respirer qu’avec un seul des deux poumons de la congrégation : mission et charité. Nous courrons alors le risque de nous convertir soit en fonctionnaires d’ONG ou en chefs de PME, soit en tenants d’une spiritualité désincarnée. Dans les deux cas, il ne suffit évidemment pas de vivre dans une terre de mission pour être missionnaire car, expatrié ou exilé, un fonctionnaire de Dieu reste un fonctionnaire de Dieu et un anachorète reste un anachorète.
Fort d’une longue expérience de mission en Chine, saint François-Régis Clet (1748-1820) invita les premiers, dans une circulaire du 1er avril 1813, à ne pas perdre de vue que, pour porter du fruit, toute activité apostolique doit trouver sa source dans la rencontre personnelle avec le Christ au moyen de l’oraison, de l’examen de conscience, de la lecture de la Parole de Dieu et d’ouvrages spirituels, et enfin de la retraite annuelle : « Gardons-nous, sous prétexte d’un zèle mal ordonné, de laisser absorber tout notre temps par les fonctions de notre ministère à l’égard des autres. Suivons les traces des apôtres, qui disaient : « Nous ne cesserons, quant à nous, de vaquer à la prière et à la prédication… » » [3] Quant aux seconds, les anachorètes, il les exhortait à traduire leur zèle missionnaire dans la pratique : « Que les missionnaires apostoliques se demandent donc si, lorsqu’il y va du salut des âmes, ils savent ne pas s’épargner au travail, ne point trembler devant le péril, ne pas se décourager dans les épreuves, ne se pas laisser vaincre par les contradictions, ne point succomber sous l’effort des persécutions, car « les œuvres sont la véritable preuve de la charité. » » [4]
Saint Ignace ne disait-il pas : « Agis comme si tout dépendait de toi, sachant qu’en réalité tout dépend de Dieu » et saint Vincent : « Donnez-moi un homme d’oraison et il sera capable de tout » ? C’est bien dans cet esprit qu’un confrère chinois du nom de Stanislas Ngay rapporta l’un des fruits de la prière de François-Régis Clet : « Une fois entre autres, au temps de la sécheresse, la population d’un hameau vint le prier d’obtenir de la pluie. Aussitôt, il envoya les chrétiens dans l’oratoire commun et se renferma lui-même dans sa chambre. Il y resta au moins deux heures en prières, et lorsqu’il en sortit, les yeux inondés de larmes, il dit aux chrétiens qui attendaient sa réponse : « Vous en aurez trop, trop… » Et en effet, il survint une pluie si abondante que ce fut une inondation. » [5]
Dans mon vaste Altiplano et mes lointaines vallées inter-andines, où saint François-Régis intercède peut-être un peu trop pour la pluie, s’ajoutent au ministère pastoral bien d’autres emplois, comme celui d’assesseur de projets d’autopromotion sociale et de créateur de matériels catéchétiques, de chauffeur et d’enseignant, de jardinier ou d’agriculteur en herbe, d’architecte ou de couvreur, voire d’auxiliaire de santé et de cuisinier. Heureusement, une missionnaire laïque, Violeta, me prête main-forte, en particulier comme directrice de projets d’autopromotion sociale, comme animatrice pastorale, comme psychologue, comme professeure de religion, et comme animatrice de chants. Mais lorsque, au milieu de tant d’activités différentes et complémentaires à la fois, j’ose enfin lâcher prise face aux mille et une tâches qui se présentent à moi sur le chemin de la mission et que je prends le temps et le risque de m’arrêter pour prier, alors, au travers même de mes préoccupations, la Parole de Dieu vient alimenter d’une manière ou d’une autre ma vie apostolique et, à son tour, la réalité dans laquelle je vis et exerce mon ministère éclairent ma compréhension de la Parole de Dieu. Alors je redeviens capable de prendre de la distance par rapport aux problèmes auxquels je suis confronté, de prendre les décisions qui me permettront, sinon de les solutionner, du moins d’y contribuer, et enfin de prendre courage pour transformer pas à pas la réalité dans laquelle je vis. Car, même s’il me faut lutter contre moi-même pour en prendre le temps, le dialogue avec le Christ porte toujours du fruit.
Deuxième défi : s’adapter à la culture d’adoption et vivre un authentique échange culturel
En amont du devoir d’inculturation à proprement parler, le confrère qui arrive dans un pays de mission passe tôt ou tard par une phase de dépouillement de lui-même, s’affrontant le plus souvent à la tentation de continuer à penser et à communiquer, à manger et à boire, à célébrer et à prêcher, à dormir et à rêver, à conduire et à se conduire, bref à vivre, comme dans son pays d’origine. Il peut alors tomber dans la tentation sinon de mépriser la population qui lui est confiée – tentation d’autant plus réelle que sournoise –, du moins de ne pas suffisamment alimenter son amour pour elle. C’est tout le défi de l’adaptation non seulement à une culture différente mais encore à une terre de mission.
Le missionnaire peut y compris avoir l’impression de s’être en général très bien adapté à sa terre de mission, quand en réalité tout un pan de sa personnalité résiste à cet effort d’ouverture à l’autre et à sa culture. Résistance qui s’exprime toujours d’une manière ou d’une autre, par exemple dans l’expression involontaire d’une amertume latente, dans le glissement progressif vers un passe-temps ou même un ministère complètement extérieur à la mission ou vers le choix d’une personne ou d’un groupe de personnes dont le contact est plus gratifiant. Bien que ces tentations ne paraissent pas d’emblée des impasses, elles aboutissent lentement mais sûrement à un appauvrissement de l’engagement missionnaire.
Comme toujours, le péché n’est pas dans la tentation mais dans le fait d’y consentir consciemment ; en l’espèce, il pourrait par exemple consister à s’avouer vaincu dès les premiers efforts donnés dans le sens de l’apprentissage de la langue et de la culture du lieu. Tant de générations de missionnaires partis de Saint-Lazare nous montrent heureusement le chemin inverse, tels Joseph Gabet (1808-1853) et Évariste Huc (1814-1860) qui, une fois en Chine, profitaient de tous leurs temps libres pour s’enfoncer tout entiers et « avec une ardeur incroyable » dans l’étude des langues chinoise, tartare, mandchoue, mongole et tibétaine, ainsi que du confucianisme et du bouddhisme. À peine arrivé en Chine, Jean-Gabriel Perboyre (1802-1840) écrivait pour sa part : « nous […] faisons tous les jours la guerre à la langue chinoise, qui n’oppose pas une petite résistance. » [6] Pour connaître la société chinoise, disait Huc, « il faut s’être, en quelque sorte, identifié avec la vie des Chinois, s’être fait Chinois soi-même et l’être demeuré longtemps. » [7] Telle est l’impression que donnaient clairement les derniers confrères français qui avaient été missionnaires en Chine avant d’en avoir été chassés par les communistes, et se trouvaient à la maison-mère il y a encore une vingtaine d’années.
Pire encore, la mission peut devenir un alibi pour le confrère qui adopte en réalité un mode de vie étranger à l’engagement missionnaire ou un train de vie supérieur à celui qu’il aurait dans son pays d’origine, non sans argumenter que dans son pays d’origine tout serait beaucoup plus cher. Oui mais, en acceptant de partir en mission, tu renonces aussi à vivre pour toi, comme chez toi et a fortiori mieux que chez toi ! Dans cette situation, si le missionnaire ne réagit pas ou si personne ne l’y aide, son témoignage de vie prendra rapidement du plomb dans l’aile.
Si les voyages peuvent ouvrir des perspectives nouvelles, la mission ad gentes bien davantage encore, dans la mesure où le missionnaire se dispose non seulement à donner et à enseigner mais encore à recevoir et à apprendre. Même si, bon gré mal gré, chacun apporte son monde avec lui, l’un des enjeux de la mission consiste justement à connaître, à apprécier et à adopter un monde différent. Or, ce monde vers lequel il a été envoyé n’est pas toujours disposé à entrer dans la dynamique de l’échange et, même s’il l’était, le premier devoir du missionnaire n’est certes pas d’imposer son propre monde et ses propres vues là où il est envoyé mais il importe toutefois qu’il n’oublie pas ses racines et sache à l’occasion faire profiter sa terre de mission de l’expérience de sa terre d’origine.
Ainsi, ne vivant plus directement l’époque où, victimes des lois de l’Empire, les missionnaires « entrent à Pékin comme des mendiants, y séjournent comme des prisonniers, et en sont chassés comme des voleurs », Huc disait pratiquer des échanges plus avantageux que tous ceux du commerce en « portant les arts de sa patrie dans les contrées lointaines » et en en rapportant « d’autres connaissances non moins précieuses. » [8]
En outre, s’il est humain et même sain de pratiquer certaines comparaisons entre le pays d’origine et celui de mission, y recourir sans cesse exprime clairement un mal-être ou un refus plus ou moins conscient de la mission confiée. Et puis, si l’on veut comparer, encore faut-il le faire honnêtement, et pour cela s’informer dans le détail et analyser de manière critique. C’est dans cette dernière perspective que François-Régis Clet écrivit à l’un des confrères de Saint-Lazare : « Comme j’ai souvent ouï parler en France de basses-fosses et de noirs cachots où les prévenus sont enfermés jusqu’à la décision de leur procès, je me crois obligé de vous donner une petite notice des prisons de Chine, ne serait-ce que pour faire rougir les chrétiens d’être moins humains que les Chinois à l’égard de ces malheureuses victimes de la vengeance humaine […]. J’en puis parler de science certaine, puisque j’ai passé par vingt-sept prisons pour être traduit du Ho-nan à Ou-tchang-fou. » [9]
Voilà qui me rappelle, toutes proportions gardées, qu’à l’époque où, fraîchement arrivé en Bolivie, j’étais vicaire à Humanata et envoyais via internet des circulaires mensuelles vers l’Europe, une amie m’avait répondu que ma terre de mission devait être « un enfer » car, dans le monde aymara, la naissance de jumeaux était encore tenue sinon pour une malédiction du moins pour quelque chose d’anormal, et que du coup un certain nombre de parents laissaient mourir le plus faible des deux nourrissons. Je lui ai alors répondu que, si cet état de chose constituait bel et bien un défi pastoral dans notre mission, sa comparaison ne pouvait pas simplement en rester là, pour être opérante. En effet, depuis un pays où environ 30% des grossesses se terminent en avortements, il est un peu facile de juger infernale la difficulté des Aymaras à recevoir des jumeaux…
Par ailleurs, et même si la hiérarchie ecclésiastique est bien timorée à cet égard, à cause sans doute des excès qui ont eu lieu ça-et-là, je suis conscient qu’il y aurait encore beaucoup à faire pour relever ici le défi de l’inculturation car il ne me suffit pas de célébrer et de chanter en aymara pour que mes liturgies soient inculturées, ni de comprendre à peu près mes fidèles quand je leur donne le sacrement de la réconciliation ou celui des malades pour pouvoir les relever dans leur langue maternelle. Certes, le fait de visiter, d’enseigner et de prêcher depuis la vie des ruraux auxquels j’ai été envoyé, en tenant compte de leur histoire, de leur mentalité et de leurs croyances, avec des paroles qu’ils puissent comprendre, des exemples qui puissent les atteindre, et des matériels catéchétiques en perpétuel processus d’adaptation, voilà qui aide à toucher leur cœur. Mais, qui plus est, ici, il serait vain de remettre en cause le rite de l’aspersion qui achève systématiquement la messe, sous prétexte qu’il ne correspond pas à l’idée que nous nous faisons de la liturgie en Europe et oubliant un peu vite que la pluralité des rites catholiques. Par ailleurs, à plusieurs reprises, j’ai introduit dans la messe du jour des défunts un rite aymara consistant à ce que chaque membre de l’assemblée choisisse une feuille de coca – ici plante sacrée – et la place dans une pièce de tissu commune en mémoire de tel ou tel défunt, et je suis sûr que personne n’a cru que ses défunts étaient subitement élevés à la gloire des autels mais plutôt qu’ils les présentaient ainsi au Seigneur.
Troisième défi : discerner entre mauvaises graines et semences du Verbe
S’il est disposé à ouvrir son cœur et son esprit à un authentique échange culturel, le missionnaire se rendra vite compte qu’un nouvel enjeu de la mission consiste à discerner dans la culture d’adoption entre d’une part les germes du Malin et d’autre part les semences du Verbe. Mission et charité ou, si l’on veut, l’annonce de l’Évangile et l’expérience du règne de Dieu, n’abolissent aucune culture mais elles les tirent toutes vers le haut en les purifiant, en les magnifiant et en leur donnant tout son sens. Charge au missionnaire de n’être ni trop exigent ni trop indulgent. C’est justement parce que je tente d’aimer de tout mon cœur la portion du peuple de Dieu qui m’a été confiée, que je me dois de lui signaler aussi bien lorsqu’elle fait fausse route que lorsqu’elle emprunte des sentiers de lumière, a fortiori si elle n’en a pas conscience.
En ce qui concerne le monde aymara, s’il a reçu le christianisme il y a près de cinq siècles, ce fut non seulement comme la religion des vainqueurs mais encore à travers le prisme de sa propre cosmovision, en perpétuant de manière occulte ses propres rites et croyances tout en intégrant ostensiblement certains éléments catholiques. Pour ne citer que ces exemples, la dévotion à Marie n’est parvenue qu’à déplacer le culte précolombien à la Pachamama – la Terre Mère – sur lequel elle fut plaquée, alors que la dévotion à saint Jacques le Majeur a pratiquement remplacé celui d’Illapa, la divinité andine de l’éclair et du tonnerre. Ainsi, métissée de croyances plus ou moins compatibles avec l’Évangile, ainsi que d’une piété populaire qui touche souvent à la superstition mais qu’Ecclesia in America définit comme « lieu de rencontre avec le Christ pour tous ceux qui cherchent Dieu sincèrement avec un esprit de pauvreté et un cœur humble (cf. Mt 11, 25) », la foi chrétienne des aymaras s’inscrit aujourd’hui sur un fond d’ignorance religieuse, où les mystères de l’Incarnation et de la Résurrection ne constituent pas des figures centrales, si bien que la nouvelle évangélisation de ce monde requiert un sérieux discernement entre ce qu’a pu inspirer le Dieu de la Vie et ce qui s’oppose à Lui.
Parmi les semences du Verbe qui, dans la culture et la cosmovision aymaras, sont appelées à atteindre leur plénitude dans le Christ, je signalerai l’esprit de communauté et le sens de l’harmonie avec la nature. Avec le passage des années et la pollution des villes, ces deux valeurs ont perdu beaucoup de leur force mais sont encore sous-jacentes à bien des coutumes qui subsistent en milieu rural. Tenter de les préserver envers et contre l’exode rural et la mondialisation, voilà un défi qui me dépasse largement, encore que le souffle illuminateur de l’Esprit a, pour parvenir à ses fins, des moyens que Lui seul connaît.
En ce qui concerne l’esprit de communauté, il est plus fort dans les petits villages que dans le siège de la paroisse et s’exprime par un certain nombre de coutumes dont les plus significatives perdurent jusqu’à aujourd’hui : d’une part l’organisation sociale rotative, qui dans chaque village nomme pour un an des autorités bénévoles parmi les habitants et répartit également pour un an les terres inexploitées, et d’autre part l’apthapi, repas communautaire partagé lors de certains évènements, entre autres après une messe, qui met tout le monde au même niveau mais hommes d’un côté et femmes de l’autre. Toutefois, bien souvent, la société communautaire n’est plus qu’un idéal car, en dehors des relations de parenté, de parrainage et d’autorité, règnent l’individualisme et l’égoïsme. Il faudra donc que le monde aymara réapprenne le goût des autres, le partage et la solidarité, pour recouvrer une authentique vie de communauté selon le désir de Dieu.
Quant au sens de l’harmonie avec la nature, il se manifeste ici par un certain nombre de rites, dont certains ont disparu tandis que d’autres persistent. Ainsi, aujourd’hui, les Aymaras ne demandent plus la permission de la Pachamama pour couper un arbre mais ils versent encore au sol les premières goûtes de n’importe quelle boisson qu’ils sont sur le point de consommer, comme pour lui offrir un tribut. Par-delà l’apparent animisme, ces deux rites révèlent le respect dû à la nature qui nous porte et nous alimente. Si, au contraire, nous en coupons intempestivement les forêts ou en gaspillons impunément les réserves d’eau, la Maison Commune arrêtera de purifier notre gaz carbonique et d’irriguer nos cultures. Néanmoins, un peu partout en Bolivie, l’harmonie avec la nature est rompue par une pollution galopante ; les habitants jettent n’importe où leurs sacs et emballages plastiques, si bien que les déchets de la société de consommation parsèment désormais hauts plateaux et vallées. Il faudra donc que le monde aymara réapprenne l’amour, le respect et la protection de la nature, mis à mal par les effets nocifs de la globalisation, pour retrouver une authentique harmonie avec elle.
Parmi les contre-valeurs présentes dans la culture aymara, du reste comme dans la culture quechua, je signalerai ici l’alcoolisme communautaire, auquel pratiquement tous les évènements sociaux servent de prétexte dans les hauts plateaux comme dans les vallées. À son arrivée ici, l’un des confrères de notre mission n’a pas hésité à donner des coups de pieds dans les trop nombreuses caisses de bière réunies pour la fête de la Nativité de la Vierge. Aujourd’hui, pourtant, au cours de la même fête, il partage les coutumes locales au point de danser et de boire avec les résidents secondaires de sa paroisse. Pour ma part, avant de prendre une position radicale à l’égard de l’alcoolisme communautaire, il m’a fallu en mesurer les conséquences les plus extrêmes, dont en particulier la violence, au sein des familles et entre communautés, qui atteint son paroxysme dans les assassinats entre ivrognes. Au point que l’on dit ici que, sans effusion de sang, il n’y a point de vraie fête.
La culture aymara est donc un cran plus affectée par ce problème que la culture chinoise du début du XIXe siècle évoquée par François-Régis Clet : « Dans les repas chinois, surtout dans ceux qui se donnent à l’occasion des mariages, il règne un abus déplorable qu’on ne peut tolérer et que la religion ne permet pas de passer sous silence. Je veux parler de la coutume odieuse de provoquer les convives à boire, de telle sorte que les hommes les plus sobres d’ordinaire ont eux-mêmes beaucoup de peine à s’affranchir de cette nécessité, qui s’impose en quelque sorte à eux, de dépasser les limites de la tempérance […] et il en résulte assez souvent qu’il se produit, dans ces repas, des rixes, des querelles, des voies de fait et des discordes. » [10] Ici comme là, un argument revient souvent : « Ça fait partie de notre culture ! » Oui mais, si in fine cette coutume va contre la vie et contre l’Évangile, alors il faut réagir. Ainsi, dans la paroisse d’Italaque, par le biais des réunions de préparation des fêtes religieuses que nous menons avec Violeta, nous avons contribué à changer peu à peu la mentalité et l’engagement religieux des prestes, si bien que nous voyons aujourd’hui les premiers fruits de notre labeur ; cette année, pour la première fois en plus de onze ans, nous avons constaté que la fête des saints Pierre et Paul dans le village de Punama ne fut pas le prétexte de la beuverie qui accompagne traditionnellement l’ensemble de la fête patronale.
Autres défis : Parmi les défis qui font désormais partie de la tradition des lazaristes partis de notre deux fois centenaire Maison-Mère, comment ne pas signaler la promotion non seulement du clergé mais encore de l’épiscopat natif, qui fut comme chacun sait l’un des chevaux de bataille du père Vincent Lebbe (1877-1940) ? Un rapide coup d’œil sur certaines provinces de la congrégation jadis fondées par des confrères français montre d’ailleurs que bien souvent ces derniers n’ont pas tardé à passer la main aux locaux, à la différence des provinces fondées par des confrères espagnols, par exemple.
Pour conclure en ouvrant le débat, je mentionnerai ici trois quatre défis de la mission ad gentes qui me sont chers, sans toutefois m’y étendre, ne sachant pas quelles pénitences infligent les confrères aux grands bavards. J’exprimerai ces défis sous la forme de passages à vivre : 1°) de l’improvisation généralisée à la préparation missionnaire non seulement spirituelle et morale, doctrinale et apostolique, mais encore linguistique et culturelle (Ad Gentes, 25-26) ; 2°) d’un apostolat clérical, focalisé sur les sacrements, à une évangélisation libératrice, dont les autochtones et a fortiori les « indigènes » soient les premiers protagonistes, en potentialisant « les charismes et les qualités des laïcs capables de contribuer à l’animation de la communauté, les écoutant et dialoguant avec eux, afin de stimuler leur participation et leur coresponsabilité » (EA, 39) et en œuvrant à la formation des catéchistes, à la promotion de la vie consacrée et à la constitution d’un clergé local (AG, 16-18) ; 3°) de l’assistanat néocolonialiste à l’autopromotion intégrale (RM, 58) ou, si l’on veut, de la charité paternaliste au changement systémique ouvert à l’Absolu ; 4°) du machisme au respect de la femme, évangélisatrice infatigable et bien capable d’exercer des ministères laïcs.
Italaque, le 15 juillet 2018,
P. Cyrille de NANTEUIL, CM 🔸
« Notre vocation est d’aller enflammer le cœur des hommes, de faire ce que fit le Fils de Dieu, Lui qui vint porter le feu dans le monde pour l’enflammer de son amour. Que pouvons-nous désirer d’autre sinon qu’il brûle et consume tout? »
Vincent de Paul
NOTES :
[1] Estatutos de las misiones internacionales de la congregación de la Misión (el 12 octubre de 2006), n° 7.
[2] Estatutos de las misiones internacionales de la congregación de la Misión (el 12 octubre de 2006), n° 40.
[3] M. Demimuid, cm, Vie du bienheureux François-Régis Clet…, Paris : X. Rondelet et Cie, 1900, pp. 260-261.
[4] M. Demimuid, cm, Vie du bienheureux François-Régis Clet…, Paris : X. Rondelet et Cie, 1900, pp. 248-249.
[5] M. Demimuid, cm, Vie du bienheureux François-Régis Clet…, Paris : X. Rondelet et Cie, 1900, p. 305.
[6] Saint Jean-Gabriel Perboyre, Lettre 066 (du 14 septembre 1835, à son frère Jacques Perboyre), Original n° 53, Maison-mère.
[7] Évariste Huc, L’Empire chinois, p. 16.
[8] Évariste Huc, L’Empire chinois, p. 16 ; Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet, pp. 14, 232, 284, 285, 432-433.
[9] M. Demimuid, cm, Vie du bienheureux François-Régis Clet…, Paris : X. Rondelet et Cie, 1900, p. 344.
[10] M. Demimuid, cm, Vie du bienheureux François-Régis Clet…, Paris : X. Rondelet et Cie, 1900, pp. 256-257.