Saint Vincent de Paul, un homme d’oraison
Conférence donnée lors de la récollection de carême. Diocèse d’Amiens / Folleville, 2 mars 2017
Une chose importante qu’il faut dire tout d’abord, c’est que les contemporains de Monsieur Vincent ne sont jamais arrivés à définir quelle était la qualité de sa prière. Son premier biographe, Louis Abelly, qui l’a connu pendant une trentaine d’années, disait en effet : « On n’a pu découvrir si l’oraison de Monsieur Vincent était ordinaire ou extraordinaire, son humilité lui ayant toujours fait cacher les dons qu’il recevait de Dieu autant qu’il lui était possible » (L. Abelly, tome III, p 53-54).
Dans un autre domaine, les spécialistes affirment qu’à la Cour il demeurait silencieux, jusqu’à ce qu’on le force à donner son avis. Angélique Arnaud écrivait aussi un jour, à un certain Monsieur Féron : « Monsieur Vincent me vint voir hier, auquel nous parlâmes à cœur ouvert de votre affaire, Je sachant par vous-même très secret » (Ms 2333, fo 24).
Saint Vincent était donc très discret sur sa propre vie spirituelle. Il n’aimait pas se mettre en avant, même lorsqu’il évoquait sa propre expérience. Mais les consignes qu’il a laissées aux siens relativement à la prière, à la vie d’oraison, portent sa marque profonde. Ne dit-on pas, en effet, que « la bouche parle de l’abondance du cœur » ?
Après avoir dit cela, ne sommes-nous pas devant une impasse ? Je ne le crois pas, car en réalité, la prière, ce n’est pas avant tout, une suite d’exercices de piété accomplis avec componction et d’une manière régulière, même si cela en est un élément important ! C’est pourquoi, dans un premier temps, il me parait bon, de bien définir ce qu’est la prière. A partir de cette définition, nous pourrons découvrir mieux ce que fût, à mon avis, l’expérience spirituelle de Saint Vincent.
Selon les maîtres spirituels donc, la prière est l’activité la plus importante de la vie spirituelle. Les œuvres de saint Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, par exemple, portent en grande partie sur la prière, et il n’est pas un seul livre de spiritualité qui n’aborde ce sujet. Maintenant, si on essaie d’inventorier les définitions de la prière, on peut constater qu’elles se rejoignent toutes, en fin de compte : elles désignent toutes, l’entrée en relation de celui qui prie avec Dieu. Par exemple, Saint Jean Damascène : « Rencontre entre Dieu et l’homme, ascension ou élévation de l’âme vers Dieu. » Saint Nil : « Commerce de l’esprit avec Dieu. » Thomas Merton : « Conscience de notre union avec Dieu. » François Varillon : « Conscience de ce que Dieu est et fait dans notre vie. » Jacques Leclercq : « Conversation, débat, dialogue avec Dieu » etc… Saint Vincent, quant à lui, la définissait ainsi, en s’adressant aux Filles de la Charité : « L’oraison, mes filles, est une élévation de l’esprit à Dieu, par laquelle l’âme se détache comme d’elle-même pour aller chercher Dieu en lui. C’est un pour parler de l’âme avec Dieu, une mutuelle communication, où Dieu dit intérieurement à l’âme ce qu’il veut qu’elle sache et qu’elle fasse, et où l’âme dit à son Dieu ce que lui-même lui fait connaitre qu’elle doit demander. » (Conférence n° 37, du 31 mai 1648, sur l’oraison)
La prière désigne donc essentiellement, toute activité de communication et de communion avec Dieu : communiquer pour communier à lui, communier à lui pour qu’il se communique à nous. La prière trouve sa réalité dans la rencontre, dans l’expérience effective d’une présence. Ceci dit, dans la prière, la rencontre de Dieu est-elle vraiment possible, et ceux qui prétendent l’avoir faite ne sont-ils pas pleins d’illusion ? Pour le savoir, il y a d’abord et surtout, un critère important : la présence de Dieu dans une vie se vérifie à ses effets sur le comportement. Autrement dit, c’est en relisant ce que j’ai pu vivre, dans l’écoute de la parole de Dieu, et aux effets sur ma propre vie, que je peux vérifier si ma rencontre de Dieu est authentique ou pas. Saint Vincent ne disait-il pas :« On connait ceux qui font bien oraison non seulement en la manière de la rapporter, mais encore plus, par leurs actions et par leurs déportements (= comportements) par lesquels ils font apparaître les fruits qu’ils en retirent ». On peut aussi se rendre compte que l’on est proche de Dieu, par les signes de sa présence en nous : la paix, la joie, le fait d’aimer Dieu et les autres. Dans la lettre de St Paul aux Galates, les signes de cette présence sont les fruits de l’Esprit : charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur et maitrise de soi. (Gal 5, 22-23). En dehors de ces critères objectifs, on risque fort de vivre dans le rêve.
Venons-en maintenant à Saint Vincent. Si, comme il a été déjà dit, ses contemporains ne sont jamais arrivés à définir quelle était la qualité de sa prière, car il était par nature silencieux et très secret, il ne fait aucun doute, qu’il a su néanmoins rencontrer Dieu, faire l’expérience effective de sa présence. Il a beaucoup parlé de la prière et de l’oraison aux Filles de la Charité et aux Missionnaires. Il est donc certain, qu’en parlant de la prière, Saint Vincent ne faisait pas autre chose que de partager sa propre expérience, ou l’expérience qu’il en avait, en observant la vie des autres, et spécialement celle des petits et des humbles. Ne disait-il pas :« Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même ; et partant, où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre. » (XI, 50) Et encore :« Dieu a promis de se communiquer aux petits et aux humbles, et de leur manifester ses secrets. Pourquoi donc ne croirions-nous pas ce qui est de Dieu, puisque c’est dit et par des petits, et à des petits ? » (IX, 400)
Et maintenant, si l’on se réfère au critère que j’indiquais plus haut : « la présence de Dieu dans une vie se vérifie à ses effets sur le comportement », on constate justement, chez St Vincent, un tournant capital, qui le conduira à un changement total de vie. C’est ainsi que, durant la première partie de son existence – de 1581 à 1617 – sa prière consistait en une demande adressée à un Etre transcendant, à un Dieu créateur et bénéfique qui est un interlocuteur apprécié, puisqu’il est le pourvoyeur des biens. Ce qui soutenait sa prière, c’est l’espoir d’un bien, plus que l’espérance d’une transformation. Il écrivait ainsi à sa mère, le 17 février 1610 :« J’espère tant en la grâce de Dieu, qu’il bénira mon labeur et qu’il me donnera bientôt Je moyen de faire une honnête retraite pour employer les restes de mes jours auprès de vous… L’infortune présente présuppose un bonheur à l’avenir » (SV 1,19).
Or, nous le savons, prier par besoin ou par désir c’est centrer notre prière sur nous mêmes et traiter Dieu comme un objet propre à combler nos manques et nos carences. Nous sommes alors dans l’ordre de l’utilité. Quand notre besoin est satisfait, Dieu ne sert plus à rien ; c’est comme s’il n’existait plus. Vivre la prière de cette façon, revient à manipuler Dieu, à l’asservir à nos appels et à nos demandes. C’est en renonçant au besoin, en acceptant l’insatisfaction de nos limites et de nos pauvretés, qu’il devient possible de vraiment nous dépouiller de nous-mêmes, de nous décentrer pour nous ouvrir à l’autre, découvrir le désir. Le désir est centré sur l’autre, qui n’est plus là comme un objet destiné à me satisfaire, mais comme un sujet que je reconnais dans sa différence. Prier c’est donc, passer du besoin de prier à la prière de désir. Nous ne pouvons peut-être pas éviter de commencer à aller à Dieu par besoin, mais il est nécessaire de ne pas en rester là. « Dieu n’est jamais l’objet de notre besoin, même si c’est par ce leurre que nous commençons à nous mettre en route. Ce leurre et le renoncement qui s’ensuivra caractérisent l’amour et la prière. » (Denis Vasse, « Le temps du désir. Du besoin de la prière à la prière de désir », Christus 54, 1967, pp. 174, 177.)
De plus, il est certain que la rencontre de Dieu n’est possible que si nous avons un esprit ouvert, avec des convictions profondes sans doute, mais aussi avec une certaine souplesse, une certaine capacité d’étonnement, de remise en cause. C’est pourquoi, on peut se poser la question : comment pourrions-nous rencontrer Dieu, si nous ne savons pas rencontrer l’autre dans sa différence, son originalité ? Un esprit étroit, borné, enfermé dans une certitude suffisante, ne pourra jamais goûter la joie de la rencontre des autres, et de Dieu, « le Tout-autre », à plus forte raison !
Mais revenons à St Vincent. Il semble que pendant les quelques années qui ont précédé 1617, plus exactement, durant la période de « la nuit de la foi », Vincent a fait tout un travail sur lui-même et a vécu des remises en question profondes mais libératrices. En effet, à partir de 1617, le sens de sa vie va changer complètement. Alors qu’humainement il a obtenu tout ce qu’il désirait l’honnête retirade, des fonctions honorables dans la famille des Gondi, des bénéfices ecclésiastiques – « Dieu opère en lui un changement de centre de gravité. Une conversion intérieure s’est accomplie, longuement mûrie, soutenue par une intention droite et guidée par des évènements indicateurs d’une volonté de Dieu. » (Initiation à Saint Vincent de Paul, p. 200 – André Dodin) On peut vérifier ainsi, dans sa vie, que la prière véritable est une action de Dieu en l’homme et non une mainmise de l’homme sur Dieu. Ce changement et cette conversion vont se concrétiser « au moment où, ayant goûté l’apaisement engendré en lui-même par la charité physique et morale à l’égard des malheureux, il décide de se donner pour toute sa vie au service des pauvres et d’être le serviteur de Dieu auprès des pauvres en qui Dieu réside. » (Initiation à Saint Vincent de Paul, p. 201, André Dodin)
Voilà quelque chose de très intéressant ! A cette époque, Vincent vivait, la fameuse « nuit de la foi », et ce qui lui apportait un peu d’apaisement dans cette épreuve, ce qui lui apportait quelques consolations, c’était d’être présent physiquement et moralement auprès des pauvres malades et de les servir. Ceci nous fait prendre conscience, d’une part, que si, seul Dieu a pu convertir Vincent, et non pas les pauvres en tant que tels, son expérience des pauvres l’a mis en contact direct et particulier avec le Christ représenté par eux. Dieu s’est, pour ainsi dire, servi d’eux ; ils ont été des évangélisateurs discrets, inconscients et mystérieux. Ils l’ont mis en présence de Dieu, et Vincent a compris que, Jésus Christ c’est Dieu incarné dans l’histoire des hommes, éminemment concerné, impliqué et constamment actif dans l’histoire. De plus, c’est la rencontre du Christ dans les pauvres, qui lui a apporté une certaine lumière pour éclairer sa démarche et donner à ses gestes un sens nouveau et jusque-là imprévisible et insoupçonnable. Abelly nous dit que « Son âme se trouva remise dans une douce liberté... fût remplie d’une si abondante lumière qu‘il a avoué en diverses occasions qu’il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière toute particulière. » (Abelly, Tome III, p.119).
Cette conversion de Vincent nous fait comprendre encore, que la présence de Dieu dans une vie ne se repère pas aux effets sensibles, aux effets euphoriques que l’on peut ressentir. Il se peut que nous soyons touchés un jour, par une parole de Dieu qui nous bouleverse. Mais ce n’est pas parce que cela nous fait chaud au cœur, que nous rencontrons Dieu automatiquement. La vérité de cette rencontre se vérifiera, encore une fois, dans le concret de nos vies si elle transforme nos comportements et nos attitudes. Bien sûr, il se peut qu’au début de la vie spirituelle, une grâce sensible nous soit donnée comme dans les commencements de l’amour humain. Mais le risque est grand de ne rencontrer que soi-même et ses propres impressions subjectives, sans avoir trouvé Dieu qui est autre, le Tout-Autre. D’ailleurs, on peut rencontrer Dieu sans avoir de consolations affectives sensibles. Nous savons par expérience, que des hommes et des femmes n’ont jamais été touchés dans leur sensibilité, alors que leur existence est profondément marquée par Dieu. Il y a des gens admirables dans leur foi et dans leur charité, qui n’ont jamais rien senti dans leur vie.
A ce propos, permettez-moi d’ouvrir une petite parenthèse le dossier pour la béatification de Mère Térésa de Calcutta, ouvert en 1999 révéla un secret de taille. Dans sa correspondance avec ses confesseurs et avec les archevêques de Calcutta, la religieuse confie que, pendant les cinquante dernières années de sa vie, elle a connu une « nuit de l’âme ». Une obscurité seulement éclairée par un mois de lumière en Octobre 1958. « Mon sourire est un grand manteau qui couvre une multitude de douleurs » écrit-elle en juillet 1958. Dans cet abandon spirituel, seule sa foi aveugle l’aide à tenir : « J’éprouve que Dieu n’est pas Dieu, qu’il n’existe pas vraiment. C’est en moi de terribles ténèbres. » disait-elle. Paradoxalement, cette douleur nous la rend à la fois plus proche, tout en éclairant son dessein divin.
Oui, c’est dans la foi que nous rencontrons Dieu. Un peu comme Abraham. C’est sur une parole qu’il est parti, et ce n’est qu’après coup qu’il vérifiera que cette parole a eu de l’effet sur lui.
Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de relire en entier, ce passage savoureux d’un entretien de Saint Vincent sur l’amour de Dieu. On constate, en effet, dans cet entretien, qu’il « garde toujours les pieds sur terre » et l’on y sent aussi, comme une pointe de malice et d’humour, où se révèle un aspect de sa personnalité tout à fait sympathique ! Ecoutons-le !
« Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages. Car bien souvent tant d’actes d’amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, et d’autres semblables affections et pratiques intérieures d’un cœur tendre, quoique très bonnes et très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n’en vient point à la pratique de l’amour effectif. « En cela, dit Notre Seigneur, mon Père est glorifié que vous rap portiez beaucoup de fruit. » Et c’est à quoi nous devons bien prendre garde ; car il y en a plusieurs qui, pour avoir l’extérieur bien composé et l’intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s’arrêtent à cela ; et quand ce vient au fait et qu’ils se trouvent dans les occasions d’agir, ils demeurent court. lis se flattent de leur imagination échauffée ; ils se contentent des doux entretiens qu’ils ont avec Dieu dans l’oraison ; ils en parlent même comme des anges ; mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d’instruire les pauvres, d’aller chercher la brebis égarée, d’aimer qu’il leur manque quelque chose, d’agréer les maladies ou quelque autre disgrâce, hélas ! il n’y a plus personne, le courage leur manque. Non, non, ne nous trompons pas : Tatum opus nostrum in operatione consistit. » (Extrait d’entretien sur l’amour de Dieu. Coste XI, P. 40)
Jusqu’à présent, j’ai essayé de comprendre et de préciser ce que Dieu a opéré dans l’âme de Monsieur Vincent. Voyons maintenant quelques « axes » fondamentaux de sa prière.
Le premier, et sans doute le plus important pour Vincent, c’est l’humilité. En effet, Vincent est persuadé, à la suite de St Mathieu, que Dieu cache ses secrets aux savants du monde et les a réservés aux petits et aux humbles et « qu’il découvre à leur cœur ce que toutes les écoles n’ont pas trouvé » (Coste IX. 421). Cette vérité est le fondement de sa vie de prière : « La vraie religion est parmi les pauvres » et si nous voulons par la prière entrer dans l’intimité de Dieu, il n’y a pas d’autre voie que de nous faire devant lui, « comme des mendiants, pauvres et chétifs » (XII.145). Il disait encore que, par l’humilité on veut « placer Dieu dans son cœur » (XII, 304, Conférences du 22 août 1659 sur les cinq vertus fondamentales) et encore :« Notre fin, c’est le pauvre peuple, gens grossiers ; or, si nous ne nous ajustons à eux, nous ne leur profiterons aucunement ; le moyen pourtant de le faire, c’est l’humilité, parce que, par l’humilité, nous nous anéantissons et établissons Dieu Souverain Être… » (XII, 305, id.)
Humilité donc, que je relierais volontiers à la « pauvreté spirituelle », et qui est le chemin incontournable qui conduit à Dieu. Parce que, si nous ne sommes pas des pauvres, nous ne pourrons pas le rencontrer. Il ne s’agit pas avant tout, d’une pauvreté économique mais d’une pauvreté beaucoup plus essentielle. Dans la Bible, le pauvre n’est pas celui qui n’a rien, mais celui qui est capable de tout recevoir. Cela est encore vrai aujourd’hui, bien sûr. Celui qui n’est pas capable de tout recevoir, ne pourra faire l’expérience de Dieu. S’il est comblé de richesses, de pouvoirs, de savoirs, de certitudes, il ne pourra pas entendre la parole de Dieu. La pauvreté n’est pas non plus un problème de hiérarchie sociale. Le Christ a été à l’aise dans tous les milieux, et nous connaissons tous des gens qui ont de lourdes responsabilités. Pourtant, ce sont des pauvres ! En ce sens, qu’ils sont perméables à la parole de Dieu ; leurs vies ne sont pas encombrées au point de ne pas entendre cette parole venue d’ailleurs. Dans la première des Béatitudes, Jésus nous dit : « Bienheureux les pauvres » Pourquoi cela ? Parce que c’est une condition d’accès au Royaume et que la pauvreté est la condition de la liberté. Nous ne sommes pas libres si nous sommes encombrés. Et puis, comme le disait la Bienheureuse Marie de Jésus Crucifié (1846-1878) :« Il y a en enfer toute espèce de vertus, mais pas d’humilité. Il y a au ciel toute espèce de défauts, mais pas d’orgueil. C’est-à-dire que Dieu pardonne tout à l’âme humble et qu’il compte pour rien la vertu privée d’humilité. »
Oui, la pauvreté, c’est avant tout une perméabilité à la réalité divine, elle est intimement liée à l’humilité et, pour Vincent, là où il n’y pas humilité il ne peut y avoir prière. « L’humilité pauvreté spirituelle » possède une force d’aimantation. Elle possède une attraction irrésistible qui rend possible chez une personne, la présence de Dieu et l’ouverture à sa grâce. C’est dans ce sens que St Vincent, à partir de sa propre expérience, sans doute, affirmait tranquillement à ses confrères : « Dès que nous serons vides de nous-mêmes, Dieu nous remplira de lui, car il ne peut souffrir le vide » (Entretiens, p. 269, 860). « Croyez-moi, Messieurs et mes frères, croyez-moi, c’est une maxime infaillible de Jésus-Christ, que je vous ai souvent annoncée de sa part, que, dès qu’un cœur est vide de soi-même, Dieu le remplit ; c’est Dieu qui demeure et qui agit là-dedans ; et c’est le désir de la confusion qui nous vide de nous-mêmes, c’est l’humilité, la sainte humilité ; et alors ce ne sera pas nous qui agirons, mais Dieu en nous, et tout ira bien ». (Entretien, septembre 1655.) Et encore : « Si vous agissez bonnement et simplement, voyez-vous, Dieu est obligé en quelque façon de bénir ce que vous direz, de bénir vos paroles : Dieu sera avec vous » (Entretien du 8 juin 1658, XII,23)
Il me parait intéressant de relire aussi ce que disait St Vincent aux Filles de la Charité, lorsqu’il leur partageait son expérience sur la prière des petits et des humbles. Ces textes nous les connaissons, bien sûr, mais je les trouve personnellement magnifiques ! Ils prennent aujourd’hui une saveur toute particulière ! Savourons-les donc, une nouvelle fois, sans modération, et avec un plaisir non dissimulé !
« Je suis persuadé que la science ne sert pas, et qu’un théologien, quelque savant qu’il soit, ne trouve aucune aide dans sa science pour faire l’oraison. Dieu se communique plus ordinairement aux simples et aux ignorants de bonne volonté qu’aux plus savants : nous en avons quantité d’exemples. La dévotion et les lumières et tendresses spirituelles sont plus souvent communiquées aux filles et aux femmes vraiment dévotes qu’aux hommes, si ce n’est à ceux qui sont simples et humbles. Chez nous les frères rendent quelquefois mieux compte de leur oraison et ont de plus belles conceptions que nous autres prêtres. Et pourquoi cela, mes filles ? C’est que Dieu l’a promis et que c’est son bon plaisir de s’entretenir avec les petits. Consolez-vous donc, vous qui ne savez pas lire, et pensez que cela ne vous peut empêcher d’aimer Dieu, ni même de bien faire l’oraison » (Conférence aux Filles de la Charité n. 21 P. 149) « C’est, mes filles, dans les cœurs qui n’ont point la science du monde et qui recherchent Dieu en lui-même, qu’il se plait à répandre de plus grandes grâces. Il découvre à ces cœurs ce que toutes les écoles n’ont point trouvé, et leur développe des mystères où les plus savants ne voient goutte. Et croiriez-vous, mes chères sœurs, que nous en voyons l’expérience parmi nous ? Je pense vous l’avoir dit deux fois, et je le répèterai encore : nous faisons la répétition de l’oraison chez nous, non pas tous les jours, mais tantôt de deux jours l’un, tantôt de trois, comme la Providence le permet. Or, par la grâce de Dieu, les prêtres y font bien, les clercs font bien aussi, qui plus, qui moins, selon ce que Dieu leur départ ; mais, pour nos pauvres frères, oh ! en eux se vérifie la promesse que Dieu a faite de se découvrir aux petits et aux humbles, car nous sommes étonnés des lumières que Dieu leur donne ; et il parait bien que c’est lui tout seul, car ils n’ont aucune science. Ce sera un pauvre cordonnier, ce sera un boulanger, un charretier, et cependant ils nous remplissent d’étonnement. » (Conférence n. 37, du 31 mai 1648, sur l’oraison.)
En relisant ces textes, comment ne pas penser à ce que disait, le théologien suisse Maurice Zundel ! Dans un style différent, mais d’une façon vraiment étonnante, il rejoint tout à fait les convictions de St Vincent. Ces réflexions sont comme une actualisation de la pensée de Saint Vincent ! C’est en tout cas, un texte que j’aime beaucoup et qui m’a rempli d’émotion la première fois que je l’ai lu, je l’avoue ! Cette fois encore, je ne résiste pas au plaisir de vous le partager ! Mais, écoutons-le : « … J’ai rencontré pas mal de gens instruits, pas mal de gens persuadés de leur génie, pas mal de gens qui savaient parler comme des livres- et qui en écrivaient- mais ça ne m’a jamais beaucoup touché. Ce qui m’a touché, c‘est toujours l’humilité de bonnes femmes très ordinaires, qui ne se regardaient pas, qui disaient des choses merveilleuses sans le savoir parce que, justement, la lumière de Dieu traversait leur transparence ...Et si la signature de Dieu est toujours celle de l’humilité et du don de soi, c’est évidemment que Dieu lui-même est humilité et don de soi ». (Maurice Zundel 1959.Dans : « L’humble présence » Marc Donzé).
La méditation de ces textes nous conduit tout naturellement à la simplicité, qui est comme la sœur jumelle de l’humilité ! Saint Vincent disait à son sujet : « C’est la vertu que j’aime le plus et à laquelle je fais plus d’attention dans mes actions. » (1, 284, Lettre à François du Coudray du 6 novembre 1634). Et il ajoutait : « Dieu me donne une si grande estime de la simplicité que je l’appelle mon Evangile. » (IX, 606, Conférence du 24 février 1653 sur l’esprit de la Compagnie.) Pour Saint Vincent, la simplicité est le propre de Dieu : « Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même et partout où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre. » (Abelly, Ill, 242.) Il disait encore dans ses entretiens : « Dieu est un être simple qui ne reçoit aucun être, une essence souveraine et infinie qui n’admet aucune agrégation avec elle ; c’est un être pur qui jamais ne souffre d’altération. » (Entretiens, p. 589)
Comme on peut aisément le constater, directement liée à l’humilité, la simplicité est un chemin privilégié pour la rencontre de Dieu ! Dieu est accessible à tous les hommes. Il n’est pas réservé à une élite culturelle, intellectuelle ou sociale, c’est certain. Cependant, il y faut certaines dispositions pour l’accueillir. « Le Fils de Dieu… veut des cœurs simples et humbles, disait Saint Vincent, et quand il les a trouvés, oh qu’il le fait beau voir y faire sa résidence. Il se vante dans les saintes Ecritures que ses délices sont de converser avec les petits (Cf. Pr 3, 32). Oui, mes sœurs, Je plaisir de Dieu, la joie de Dieu, Je contentement de Dieu, s’il faut dire ainsi, c‘est d’être avec les humbles et simples qui demeurent dans la connaissance de leur bassesse ». (SV IX, 392.) « Belles paroles de Jésus-Christ qui montrent bien que ce n‘est pas dans les Louvres ni chez les princes que Dieu prend ses délices » (SV IX 400).
On peut être étonné de cette partialité, de cette « préférence » de Saint Vincent pour les pauvres. Le fait est, qu’il l’a retenue de l’enseignement de l’Evangile de Luc. Et, s’il donne une telle importance à la simplicité, c’est que pour lui, elle a l’étrange et merveilleux pouvoir de créer le climat et l’ambiance qui ont favorisé la venue du Christ, et qui favorisent sa venue chaque jour dans nos vies. « Savez-vous, mes sœurs, où loge Notre Seigneur ? C’est chez les simples », disait-il aux Filles de la Charité. (SV X, 96)
D’ailleurs, Notre Seigneur, le Christ, celui que contemple Vincent dans sa prière, c’est justement, le Christ simple et humble et non pas le Christ « maître », ni le « médecin », ni « le parfait adorateur du Père » ou « l’image parfaite de la divinité, mais « !’Evangélisateur des pauvres ». Il ne cesse de parler et de regarder ce Christ de la miséricorde infinie, qui parcourt la Judée et la Galilée, qui parle familièrement, utilise des termes et des images que tout le monde comprend, qui instruit, catéchise, opère des miracles avec des gestes et des paroles très simples. Le Christ que prie et contemple Monsieur Vincent, c’est celui qui laisse apparaître le Dieu de toute bonté, c’est un Christ simple et concret, dont les paroles expriment le bon sens de Dieu. C’est un Christ paysan et pauvre. « Rien ne plaît qu’en Jésus-Christ » disait-il (Abelly 1, I, 78) et il encourageait ses disciples à contempler encore et toujours ce Christ : « Oh ! Que ceux-là seront heureux qui pourront dire, à l’heure de la mort, ces belles paroles de Notre-Seigneur : Evangelizare pau peribus misit me Dominus ! » (SV XI, 135)
Je disais tout à l’heure, que Dieu est accessible à tous les hommes. Il n’empêche que, pour le rencontrer et accepter de tout recevoir, chacun doit entrer dans la vérité de sa vie. Accepter d’être en vérité devant soi-même, pour être en vérité devant Dieu. Aussi longtemps que nous n’avons pas fait ce travail sur nous-mêmes, nous ne pouvons faire l’expérience de Dieu. La pauvreté que nous demande le Christ pour se manifester à nous, se situe là ! N’est-ce pas cette pauvreté qu’a expérimentée finalement saint Vincent ?!
La vérité est finalement le fruit de l’humilité. Et « L’humilité, c’est simplement la vérité sur nous-mêmes. » disait sainte Thérèse. L’humilité c’est se reconnaître avec ses qualités et ses défauts, avec ses limites, incarné, fragile et mortel. Le père José Maria Ibanez disait très justement dans son livre : La foi vérifiée dans l’amour, p. 52 « La mystique de l’anéantissement est pour Saint Vincent de Paul et pour les mystiques flamands surtout, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse de Jésus et Benoît de Canfield, le moyen d’arriver à l’union avec Dieu. Il faut accepter d’être faible, vulnérable, pour vivre la foi chrétienne comme une « expérience de la fragilité ». Alors, Dieu pénètre dans l’homme et le transforme. On ne peut aller à Dieu « en étant nu », ni « en étant vêtu », mais on ne peut s’approcher de Lui qu’en étant dépouillés et détaché de soi-même ».
Je pense, quant à moi, que Saint Vincent a vraiment fait l’expérience de Dieu, justement, en passant par « l’épreuve du réel », en passant par différentes épreuves qui l’ont secoué pendant la première partie de sa vie, notamment l’épreuve de la tentation contre la foi. Il y a eu dans sa vie, à ce moment-là, comme « un lâcher-prise » ; il a été comme acculé à une impasse. Et c’est ainsi qu’il a accepté petit à petit de « jeter le masque », de briser la cuirasse de l’orgueil, pour affronter avec courage sa propre vérité. Il a consenti enfin, à n’être que ce qu’il était, dans son intime pauvreté. S’il avait choisi, dans sa jeunesse de travailler pour Dieu, à présent c’est pour lui, l’engagement à faire le travail de Dieu. Plus que de servir Dieu, il va laisser Dieu se servir de lui. Ce fût un moment capital, décisif, un moment de crise, un lieu de discernement et de décision. En effet, la crise représente le moment le plus aigu d’une situation, la phase critique, décisive, le point de rupture, de changement, le sommet du rite, de passage. Vincent a compris enfin, à travers la crise, que l’on n’arrive pas à la vérité sur soi-même, seulement par un effort personnel, mais aussi et surtout, lorsqu’on laisse Dieu agir en nous. Et Dieu agit en nous, au moyen de la vie, des expériences que la vie elle-même apporte avec elle. Dieu fait le vide en nous, par nos désillusions, nos déceptions… Il nous révèle nos erreurs, il travaille en nous à travers la souffrance, lorsque nous nous sentons vidés, dépouillés.
Mais la crise est aussi un « kairos », temps favorable, temps de grâce ! La crise est éminemment positive, car elle désinstalle et rend vulnérable au changement, perméable à ce qu’il est nouveau, à l’accueil d’un plus de vie. Elle déstabilise et déstructure pour que puisse émerger une nouvelle manière d’être, une nouvelle cohérence. Dans le domaine spirituel, la crise coïncide avec la conversion. C’est ce qu’a expérimenté saint Vincent. Progressivement, sans doute, mais réellement, il a compris que dans la vie spirituelle, ce qui est important, c’est de laisser en Dieu tous les efforts spirituels, pour se laisser conduire par Lui, jusqu’au plus profond de notre être, à travers les vides et les aridités de notre propre cœur. C’est dans ce fond de notre être, et non pas dans nos imaginations ou nos sentiments, que nous rencontrons notre moi en toute vérité, et aussi, notre vrai Dieu. Et c’est alors, que nous prenons également conscience, que nous sommes appelés à prendre une décision de toute importance : choisir entre le chemin qui mène à la mort et aux ténèbres spirituelles, et le chemin qui mène à la lumière et à la vie ; entre des intérêts exclusivement temporels et l’ordre éternel ; entre volonté personnelle et la volonté de Dieu. Oui, nous reconnaissons là, le cheminement spirituel de saint Vincent. Ce cheminement qui l’a conduit à changer radicalement le sens de sa prière ; à ne plus rechercher en elle « le Pourvoyeur des biens », mais Celui dont « il veut profondément accomplir la volonté. »
Au sortir de cette crise, Vincent n’est plus le même, et Dieu n’est plus pour lui, le « Tout-Puissant à qui il faut demander, dans la prière, de faire réussir ses désirs et ses ambitions. Le Dieu que rencontre désormais Vincent, dans sa prière, est une Personne, et Jésus Christ est le Sauveur qui nous libère de l’esclavage du moi. » (L’Esprit Vincentien, p. 94 André Dodin). Désormais, le Christ est au centre de sa vie, et il aurait pu dire avec saint Paul : « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi ! » (Gal 2 ; 20) Il disait en tout cas à Antoine Portail : « Ressouvenez vous, Monsieur, que nous vivons en Jésus-Christ par la mort de Jésus-Christ et que nous devons mourir en Jésus-Christ par la vie Jésus-Christ, et que notre vie doit être cachée en Jésus-Christ et pleine de Jésus-Christ, et que pour mourir comme Jésus-Christ, il faut vivre comme Jésus-Christ. »
Progressivement et de mieux en mieux, Vincent s’efforcera de participer à une autre vie, à « entrer dans l’esprit de Jésus qui est voie, vérité et vie ». Animé de cette conviction il dira un jour à un de ses confères, Antoine Durand, à qui il confie le séminaire d’Agde : « Ni la philosophie, ni la théologie, ni les discours n’opèrent dans les âmes : il faut que Jésus-Christ s’en mêle avec nous, ou nous avec Lui, que nous opérions en Lui et Lui en nous, que nous parlions comme Lui et en son esprit ainsi que Lui-même était en son Père et prêchait la doctrine qui lui était enseignée. Il faut donc, Monsieur, vous vider de vous-même pour vous revêtir de Jésus-Christ » (Entretiens Spirituels, p. 307).
« Se vider de soi-même pour se revêtir de Jésus-Christ » : cela n’a jamais voulu dire pour Vincent, établir une relation intimiste avec le Christ. Pour lui, Dieu, qui en Jésus-Christ, s’est incarné, est entré dans notre monde et n’en est jamais sorti. L’illusion serait donc de vouloir, pour le rencontrer, quitter ce monde dont il a fait sa demeure et notre corps dont il fait son temple. Puisque grâce à l’incarnation, nous contemplons dans le monde l’amour de Dieu, ce que nous contemplons, c’est le don d’amour du Christ auquel nous sommes invités à collaborer. C’est pourquoi, il ne peut il y avoir opposition entre prière et action, puisque c’est le même Dieu que nous rencontrons dans la prière, et celui avec qui nous collaborons dans notre action. Loin de s’opposer, la prière et l’action renvoient, au contraire, l’une à l’autre, comme les deux versants d’une même réalité.
« Il faut que vous et moi prenions résolution de ne jamais manquer à faire tous les jours l’oraison, disait Saint Vincent aux Filles de la Charité. Je dis : tous les jours, mes filles ; mais s’il se pouvait, je dirais : ne la quittons jamais et ne passons point de temps sans être en oraison, c’est à dire sans avoir notre esprit élevé à Dieu ; car à proprement parler, l’oraison, c’est comme nous l’avons dit, une élévation d’esprit à Dieu. Mais l’oraison m’empêche défaire ce médicament, de le porter, de voir ce malade, cette dame. Oh ! N’importe, mes filles. Votre âme ne laissera pas d’être toujours en la présence de Dieu, et elle lui lancera toujours quelque soupir ». (IX, 422)
Nous connaissons tous, les exercices spirituels de Saint Ignace de Loyola ; ils ont précisément comme objectif, d’amener à trouver Dieu, à le rencontrer effectivement et à nous engager avec lui, non pas en dehors de tout, mais en toutes choses. Cette démarche des exercices peut inspirer toute personne qui cherche Dieu, quel que soit son état de vie particulier. Il n’y a pas de compétition ou d’opposition entre action et contemplation. Il s’agit de deux niveaux différents, celui de l’être et celui de l’agir. Etre contemplatif n’est pas une action, mais un état, une qualité permanente d’être. Saint Ignace suggère qu’il nous faut toujours être des contemplatifs, c’est à dire, toujours unis à Dieu et en sa présence, non seulement dans notre activité de prière, durant les temps forts que nous y consacrons (nous ne pouvons pas continuellement être en acte de prier), mais dans toutes nos activités, dans notre travail, nos repos, nos rencontres, etc. Il relativise donc « l’aspect matériel du temps passé à prier, pour mettre l’accent sur la disponibilité du cœur ». Il s’agit en fait, de « cette disposition habituelle du cœur, de l’esprit, de la volonté, à écouter la voix du Maître intérieur » (Léonce de Grand’Maison, La vie intérieur de l’apôtre, Beauchesne et ses Fils, pp 86-87)
Henri Nouwen, disait un jour, quant à lui : « Prier ne signifie pas penser à Dieu plutôt qu’à autre chose, ou passer du temps avec Dieu au lieu de passer du temps avec les gens. Prier signifie plutôt, penser et vivre en présence de Dieu. » (Jurjen Beumer, Henri Nouwen, sa vie et sa spiritualité, Bellarmin, 1999, p. 47). Oui, finalement, j’en suis convaincu et nous pouvons le vérifier chez Saint Vincent : la prière ne nous apprend pas seulement ce que nous avons à dire ou à faire, elle nous transforme dans notre être même ; elle nous établit toujours davantage dans la réalité de ce que nous sommes, des êtres en relation à Dieu, une relation d’amour qui illumine toute notre vie et lui rend témoignage. « Quand vous ne direz mot, si vous êtes bien occupé de Dieu, vous toucherez les cœurs de votre seule présence… L’oraison est si excellente qu’on ne la peut trop faire ; et plus on la fait, plus on veut la faire quand on y cherche Dieu. » disait Saint Vincent.
Enfin, en terminant mon exposé, je vous propose quelques outils que vous pourriez utiliser et qui pourront vous aider à discerner vous-mêmes, comment Saint Vincent est passé, de la vie spirituelle à l’expérience spirituelle. Mais auparavant, il me parait important de bien définir ce qu’est l’expérience, de la même manière que je l’ai fait au début, au sujet de la prière. Ainsi, disons-le tout de suite : ce que nous appelons expérience, comporte quatre composantes principales. Il s’agit d’un vécu conscientisé, répété, réel et vérifié.
- Un vécu conscientisé. Ce qui caractérise tout d’abord l’expérience c’est son caractère réfléchi. L’expérience, c’est du vécu conscientisé. Ainsi, le pur vécu, même spirituel, s’il n’est pas conscientisé, se perd dans le passé et ne peut pas servir à la croissance. Sans prise de conscience, nous ne pouvons pas parler de notre vécu, le communiquer à d’autres. Dieu est toujours présent dans notre vie, mais, comme Jacob, bien des fois nous ne le savons pas (Gn 28,16). Souvent, comme pour les disciples d’Emmaüs, il demeure l’étranger que nous ne reconnaissons pas. L’expérience spirituelle consiste justement, à faire l’anamnèse spirituelle, la relecture du vécu. Il s’agit de faire émerger de l’inconscient, la prise de conscience de la réalité et de la présence active de Dieu dans notre vie concrète. Si parfois nous avons l’impression de ne pas avancer dans notre vie spirituelle, c’est peut-être justement, parce que nous vivons le quotidien de manière répétitive, sans recul et sans profondeur. Le recul et la profondeur que peut nous donner la relecture. Pour chercher et trouver Dieu, nous attendons l’exceptionnel… or, c’est ici et maintenant que Dieu nous attend. Il est présent dans nos vies, d’une présence humble et discrète qu’il nous faut apprendre à reconnaître dans les évènements, les rencontres les plus quotidiens.
- Un vécu répété. Un autre aspect important de l’expérience est la durée. Par exemple, parler d’une personne d’expérience c’est parler de quelqu’un qui a longuement fréquenté une réalité, qui a développé une familiarité avec elle, qui s’y connait pour l’avoir, avec le temps, explorée sous tous ses angles. L’expérience c’est donc le résultat d’un contact fréquent, répété, durable, avec un secteur de l’activité humaine, qui fait qu’on s’y connait. Parler experience spirituelle connote ce même aspect de durée.
- Un vécu, non une théorie. Dans le domaine de la science, l’expérience s’oppose à la connaissance théorique, aux idéologies, comme aussi à la connaissance ordinaire, spontanée, non vérifiée. Sur le plan religieux on distinguera la théologie (connaissance spéculative, théorique de Dieu) et la spiritualité (connaissance expérimentale de Dieu). De plus, il ya une grande différence entre parler de Dieu, disserter sur son existence, entendre parler de lui, et, d’autre part, lui parler, entrer effectivement en communication avec lui ! L’expérience spirituelle c’est passer du notionnel au réel, du ouï-dire à la rencontre effective et à la présence. L’expérience spirituelle désigne donc autre chose qu’une adhésion à une doctrine traditionnelle, à une idéologie ou à un système de pensée faisant autorité.
- Un vécu vérifié. L’expérience c’est un vécu conscientisé, soumis à la durée, un vécu réel, non une théorie, un vécu dont je suis capable de vérifier la réalité. Si l’on veut faire l’étymologie du mot « expérience », en latin « experientia », on trouve dans ce mot : experi et entia.
Ex : marque un mouvement de sortie, une prise de distance entre moi, ma subjectivité et une réalité objective. Cela indique que le vécu a bien été vécu : il est terminé, j’en suis sorti. Cette sortie, cette distance, implique une capacité d’accueillir des réalités différentes, nouvelles, de me remettre en question, de me laisser interpeller, de me laisser changer par ma rencontre avec la réalité objective. Nous sommes là, à l’opposé du mouvement idéologique où l’on veut forcer la réalité et imposer des idées reçues, toutes faites.
Peri : signifie un travail de vérification. J’ai fait le tour d’une réalité dont j’ai pris distance. Je l’ai considérée sous ses aspects multiples et sous ses angles variés. Pour bien saisir la réalité, ce travail suppose de la durée, des répétitions. Ma perception a été vécue et elle a été testée, vérifiée. Cette opération est à l’opposé de la spontanéité, de l’étroitesse et de l’exclusivisme de l’enfant qui, justement, n’a pas d’expérience.
Entia : signifie que j’ai pris de la distance face à mon vécu (ex), j’en ai fait le tour (peri), je puis en répondre : c’est réel (entia), c’est vrai. L’expérience rejoint la réalité, elle cherche, à la différence de la connaissance théorique ou livresque, à contacter les choses dans leur vérité concrète, vitale, existentielle.
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A la fin de cet exposé, et pour ne pas être trop long, je vous propose, maintenant, de reprendre vous-mêmes (pendant cette semaine ou au cours d’une retraite du mois), les quatre composantes que je viens de vous exposer, et qui nous font dire que le vécu devient expérience.
Ensuite, il serait intéressant de repérer, dans votre propre vie, les évènements marquants, les « évènements fondateurs », puis d’en faire une « relecture ». Et, pour conclure, essayez de formuler une prière.
Si vous acceptez de réaliser ce petit exercice, vous ne le regretterez pas, j’en suis certain ! Et puis, ce serait une manière très intéressante, de sortir la parole de Saint Vincent des bibliothèques plus ou moins poussiéreuses, pour en faire une parole vivante qui pourrait vous aider à trouver Dieu, à le rencontrer et à vous engager avec Lui, non pas en dehors de tout, mais en toutes choses, comme lui a su le faire.
En disant cela, je ne voudrais évidemment pas, vous inviter à vous conformer à un modèle, vous inviter à imiter Saint Vincent ! Le mimétisme dans la vie spirituelle est stérile et désastreux.
Alain Perez CM🔸
La prière trouve sa réalité dans la rencontre, dans l’expérience effective d’une présence. Ceci dit, dans la prière, la rencontre de Dieu est-elle vraiment possible, et ceux qui prétendent l’avoir faite ne sont-ils pas pleins d’illusion ?