Vincent de Paul, un leader pour notre époque
J’ai toujours comparé Vincent de Paul à une immense forêt, dense, fertile et difficile à cerner. Le parcours de certains personnages historiques se perçoit d’un seul coup d’œil. Ils sont pratiquement uniformes. Mais la vie, le personnage, la psychologie, les aventures, les œuvres, la spiritualité, les appogiatures, les institutions… de Vincent de Paul ne peuvent se percevoir ni se comprendre de façon linéaire.
Si on tente d’analyser Vincent de Paul avec un schéma prédéterminé, on est surpris de voir combien le personnage nous échappe. On se retrouve en effet face à un homme à la fois doux et énergique ; actif et contemplatif ; intelligent mais peu friand d’élucubrations intellectuelles ; réservé et communicatif ; traditionnel et innovateur ; critique envers le pouvoir mais ayant collaboré avec lui ; flexible et inflexible ; affectif et anti-sentimental ; ironique et sérieux ; homme de prière et de compromis ; idéaliste et réaliste ; prodigue et économe ; méfiant et confiant ; travailleur infatigable qui détestait l’activisme ; voué à Dieu et à ses prochains les plus divers… Et tous ces qualificatifs contradictoires et parfois opposés, se vérifient dans les textes, les anecdotes et ses décisions. En définitive, c’est un homme ouvert à la vie et la vie ne peut pas être systématisée.
Mais tout le monde s’accorde sur un point : Vincent de Paul a été un leader. Si l’on se penche sur sa vie, son expérience, son aventure existentielle, son option fondamentale, le noyau original que l’on appelle son charisme, Vincent de Paul apparaît immédiatement comme un leader. C’est-à-dire comme quelqu’un qui voit plus loin et plus en profondeur, qui ouvre de nouveaux chemins et qui exerce une grande influence sur son entourage.
Ce n’est pas par hasard que, dans son oraison funèbre à la mort de Vincent de Paul, son ami l’évêque de Puy, Mgr. Henri Maupas du Tour, a prononcé cette phrase emblématique et historique : « Cet homme a changé presque totalement le visage de l’Église ». En effet, l’influence et le leadership effectif de Vincent de Paul était patents dans l’Église, dans la société française et au-delà des frontières de France.
Un thème consideré comme acquis
Lorsqu’on aborde ce thème du leadership chez Vincent de Paul, on trouve peu d’études concrètes et spécifiques sur cette facette globale du saint. J’ai l’impression que cette thématique est considérée comme acquise, et que, d’une certaine manière, elle est sous-jacente dans tous les aspects que l’on étudie chez Vincent de Paul. On peut dire que ce thème n’a rien de nouveau ni d’original, qu’il s’agit en quelque sorte d’une couleur spéciale qui imprègne toute sa vie et son œuvre.
On a dit et répété que Vincent de Paul était en avance sur son temps et la société de l’époque, en tout ce qui concerne le service aux pauvres et la lutte pour la dignité des exclus et des marginaux ; que les institutions qu’il a fondées sont frappées du sceau unique de l’originalité. On dit qu’il est une interpellation permanente pour ses disciples, par son audace et sa créativité pour ouvrir de nouveaux chemins afin de changer les structures injustes et exclusives d’un ordre religieux, social, politique et économique fermé sur son propre égoïsme oppresseur ; que sa vision de l’économie, de l’organisation et de la planification en faveur des pauvres est un modèle inclusif pour ce siècle que nous vivons.
En définitive, chaque fois qu’on parle de Vincent de Paul, on présuppose son leadership, son influence, son exemple par-delà son époque. Et chaque fois qu’on analyse ses paroles et ses actes, on fait référence à un homme doté d’une force morale qui guide et entraîne les autres à suivre ses pas.
En faisant référence au leadership de Vincent de Paul, quelqu’un a dit que, aujourd’hui, en plein XXIe siècle, nous avons tellement besoin de tout ce que la personne et l’œuvre de Vincent de Paul représentent ; que s’il n’avait pas existé, il faudrait l’inventer.
Le leadership de Vincent de Paul
Lorsqu’on utilise le mot « leader » ou le vocable « leadership », on l’associe à une série de concepts variés : être à la tête d’un groupe ; remporter une compétition ; fédérer autour de soi un groupe social, religieux ou politique ; exercer une influence décisive sur une collectivité ; guider par son autorité des adeptes, se distinguer des autres sur le plan des idées ou des actes…
Il s’agit d’un terme “polysémique” comme disent les linguistes, c’est-à-dire, un terme qui a plusieurs significations. Mais il a cependant comme dénominateur commun tout ce qui a trait aux notions de guider, conduire, diriger, être un moteur pour les autres en termes d’idées et d’actions.
Tous ces termes peuvent-ils s’appliquer à Vincent de Paul ? Oui, certainement. Mais avec une réserve importante : Vincent de Paul, inclut dans son leadership un élément clé et spécifique : le service. Presque toujours leader rime avec pouvoir et commandement. Chez Vincent de Paul, le leadership s’exerce au service des pauvres, des nécessiteux et des vulnérables.
Les paroles de Jésus de Nazareth sur le leadership, selon l’Évangile de Luc sont très claires pour Vincent de Paul : « Les rois des nations les maîtrisent, et ceux qui les dominent sont appelés bienfaiteurs. Qu’il n’en soit pas de même pour vous. Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus petit, et celui qui gouverne comme celui qui sert. (Luc 22, 26). Et il suit aussi l’exemple du Maître : « Vous m’appelez Maître et Seigneur ; et vous dites bien, car je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Je vous ai donné un exemple pour que vous agissiez comme je l’ai fait pour vous. (Jean 13-14-15).
Le leadership tel qu’il a été défini par un psychologue nord-américain peut donc s’appliquer à Vincent de Paul : « Le leadership, c’est l’habileté à influencer les gens pour qu’ils s’engagent avec enthousiasme à atteindre des objectifs visant le bien commun et tout spécialement, le bien des plus démunis ». Car dans la spiritualité vincentienne, tout doit se référer aux pauvres et tout doit déboucher inéluctablement sur la libération intégrale des pauvres. Ce sont en effet les événements et les besoins des pauvres qui ont configuré et dynamisé les institutions et les œuvres vincentiennes dès les débuts et qui continuent à garantir la fidélité à son esprit originel. Et, chez Vincent de Paul, comme chez les vincentiens et les vincentiennes, rien n’a de sens ni de raison sans les pauvres et tout devient crédible et fiable à partir des pauvres, avec les pauvres, pour les pauvres et par les pauvres.
Les trois piliers à la base du leadership de Vincent de Paul
Lorsqu’on parle de Vincent de Paul en tant que leader, la première chose à faire est de rechercher les racines, la source de ce leadership. C’est-à-dire, « d’où » provient le leader Vincent de Paul. N’oublions pas que la source d’un leadership peut être limpide ou trouble, qu’il peut provenir d’intérêts obscurs ou d’autres questions plus éthiques. Et n’oublions pas que Vincent de Paul n’est pas leader d’une ONG ou d’un groupe simplement humaniste ou altruiste. Vincent de Paul est un croyant qui a fait le choix irrévocable de suivre Jésus Christ dans et pour le service des pauvres.
Pour ce faire, son leadership s’appuie sur 3 piliers fondamentaux. C’est à cela que se réfère Vincent de Paul quand, en diverses occasions, il cite cette phrase apparemment énigmatique : « Ceci est ma foi, ceci est mon expérience ». Et ces 3 piliers sont :
1. La primauté à Dieu
Il a expérimenté que Dieu l’a sorti de la terre d’Égypte, de son ridicule et ambitieux monde égoïste, et qu’il l’a conduit, à travers un exode plein de doutes et de perplexités, en terre promise, jusqu’au choix d’un dévouement total et sans mesure. Vincent de Paul sait qu’il est en arrivé là, non par ses propres forces, mais par la main de Dieu. Il est convaincu que son leadership, il le doit, non pas à son intelligence ou à sa stratégie, mais à Dieu.
Vincent de Paul ne parle pas de « charisme » et n’utilise jamais ce terme, mais il est conscient que les institutions qu’il fonde et les projets qu’il envisage et réalise viennent de Dieu. Lorsqu’on lui demande qui est l’auteur de ses œuvres, il répond habituellement : « Ce n’est pas moi, ni Mademoiselle Le Gras qui avons eu cette idée ; l’auteur est Dieu » (cf. SVP, IX, 202, 232). C’est sa manière de faire référence au charisme que nous célébrons aujourd’hui encore après 400 ans.
Le grand historien de la spiritualité française, Henri Bremond, résume cette « primauté de Dieu » en une phrase très juste : « Ce ne sont pas les pauvres qui ont mené Vincent de Paul à Dieu ; c’est Dieu qui a mené les pauvres à Vincent de Paul ».
2. Le Christ incarné dans l’histoire de la souffrance
Vincent de Paul est devenu un saint, pas un activiste. Vincent de Paul et ses disciples ont fait un « choix fondamental envers les pauvres » basé sur une option antérieure : l’option pour Jésus Christ évangélisateur et serviteur des pauvres, « l’homme pour les autres, le dépossédé, le serviteur, celui qui sert sa vie et sert sa mort ». Il faut cependant apporter la nuance suivante : il ne s’agit pas de deux options séparées, mais de deux dimensions, de deux moments d’une seule et même option. L’identité vincentienne est Christo-centrée, et par conséquent, son option envers les pauvres ne peut se comprendre que parce que la cause des pauvres est la cause du Christ.
Il est donc facile de déduire que le leadership de Vincent de Paul n’est pas celui d’un homme à la tête d’une organisation politique, sociale ou simplement humaniste. Le leadership de Vincent de Paul est avalisé par son radical engagement envers le Christ et il répond aux principes originels que le Christ lui-même nous a laissés : le grain de blé qui meurt pour donner du fruit, aimer jusqu’à l’extrême, donner sa vie pour les autres, faire la volonté du Père, vivre comme celui qui sert, être miséricordieux comme le Père…
3. Les pauvres, une terrible question de Dieu
Comme à Caïn, Dieu demande aussi à Vincent de Paul : “¿Où est ton frère ?” Pour répondre à cette terrible question, Vincent de Paul fait un pas décisif : ses frères les pauvres ne peuvent pas rester de simples numéros statistiques ou les rebus de la piété et de l’idéologie. Ils sont une partie essentielle de sa vie, de son éthique et de sa foi. Ils doivent devenir « sa passion dominante ». C’est pourquoi, il écrit au P. Almerás dans une lettre du 8 octobre 1649 : « Les pauvres qui ne savent que faire ni où aller, qui augmentent tous les jours, sont mon poids et ma douleur ».
En définitive, cette terrible question de Dieu met en marche le leadership de Vincent de Paul dans ce qu’il appellera lui-même « les affaires de Dieu », c’est-à-dire la lutte pour la justice, la défense des pauvres et la sensibilisation des gens aux problèmes des pauvres. Cette terrible question de Dieu le pousse à être le bon samaritain sur le chemin de la vie qui va de Jérusalem à Jéricho.
Un elan vital et deux convictions inébranlables
Le philosophe français, Henri Bergson, a introduit dans la pensée philosophique une expression devenue célèbre : « l’élan vital » (en espagnol : aliento o impulso vital).
Le leader Vincent de Paul trouve son « élan vital » dans la force de l’Esprit. Et c’est l’Esprit qui le conduit, le garde et l’anime. C’est cet « élan vital vincentien » que nous appelons notre spiritualité propre et spécifique. Car, sans cette spiritualité, le leadership de Vincent de Paul aurait fini par se diluer dans la bureaucratie, la propagande ou l’activisme vide.
La spiritualité de Vincent de Paul est une spiritualité des « yeux ouverts ». C’est-à-dire une spiritualité qui – selon les mots du Pape François – « ouvre le cœur face à tous ceux qui vivent dans les périphéries existentielles les plus différentes, ouvre les yeux devant les blessures de tant de frères et sœurs privés de dignité, et pousse à écouter avec compassion leurs cris de détresse ». Ce n’est pas une spiritualité abstraite ou intimiste, éloignée des souffrances des pauvres et des déshérités.
C’est une spiritualité de l’incarnation en les victimes du système, d’abaissement jusqu’aux plus petits de la société, d’anéantissement dans le service désintéressé envers les plus démunis, de « sortie missionnaire » pour porter la consolation, la miséricorde et la Bonne Nouvelle de Dieu à tous les pauvres et nécessiteux.
Mais, en même temps, cet « élan vital » cette spiritualité, mène Vincent de Paul à deux convictions inébranlables. On ne peut pas comprendre le leadership de Vincent de Paul sans une série de convictions qui ont marqué sa vie et ses œuvres. Un leader dans quelque domaine de la vie que ce soit ne peut rien diriger ni personne s’il n’est pas empli de convictions. Et Vincent de Paul est un leader convaincu.
Nous allons souligner deux convictions vitales qui sont à la base de toute l’existence et de tout l’engagement de Vincent de Paul.
1. Les pauvres, sacrement du Christ
Selon le langage du Concile Vatican II et de la théologie post concile, cela revient à dire que les pauvres sont le sacrement du Christ, l’expression réelle du Christ, le lieu préférentiel pour la rencontre avec le Dieu crucifié et souffrant.
Ces formulations théologiques actuelles n’appartiennent pas – et bien sûr ne peuvent pas appartenir – dans leur stricte littéralité à St Vincent de Paul. Il est cependant évident qu’elles font partie du patrimoine le plus originel, vivant et irréfutable de la spiritualité vincentienne depuis toujours. Et, évidemment, il faut en chercher la racine, une fois de plus, dans le chapitre 25 de l’Évangile de St Mathieu : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40)
Donc, à la lumière de la foi, Vincent de Paul découvre que les pauvres, avant d’être les destinataires de ses services et actions, sont la présence latente et patente dans le monde du Seigneur crucifié.
2. Les pauvres, nos seigneurs et maîtres
Bien que cette expression ne vienne pas de St Vincent de Paul, l’application pratique qu’il en fait pour lui-même et ses disciples vient en revanche bien de lui. Il a d’abord considéré les pauvres comme des « images affligées du Seigneur Maître », ensuite comme « seigneurs et maîtres ». Et par conséquent, les vincentiens doivent les aimer et les servir comme l’unique Seigneur Maître.
Vincent de Paul fait en outre une application complémentaire en partant de la réalité sociologique. Il connaissait, d’expérience, la relation entre les maîtres et leurs serviteurs dans les maisons des grands. Il savait que ces seigneurs aristocrates étaient souvent exigeants, capricieux, injustes et ingrats. Mais leurs serviteurs, dans la majorité des cas, les servaient à vie avec soin, et même parfois une certaine tendresse.
Dorénavant, les maîtres, souvent durs, exigeants, grossiers et ingrats ce seront les pauvres. Et les vincentiens seront leurs serviteurs, non par crainte ou pour un salaire, mais par amour et parce que, à la lumière de la foi, ils découvrent dans les opprimés un Christ qui n’appelle pas à la contemplation statique, mais à l’action efficace, à l’amour solidaire et effectif.
Et les pauvres deviennent des « maîtres » parce que leurs « besoins et leurs difficultés » nous indiquent quelle est la volonté de Dieu, et nous renvoient à Jésus Christ.
Linges de force du leadership de Vincent de Paul
Outre les piliers de base, une spiritualité incarnée et quelques convictions centrales, fortes et bien enracinées, tout leader tisse son leadership de lignes de force, qui, en quelque sorte, lui donne personnalité et identité. Chez Vincent de Paul, se serait sans doute toutes les circonstances, actions, événements, signes… qui concernent l’humanisation, la dignité, la promotion et la libération intégrale des pauvres, des marginaux et des déshérités. Pour n’en citer que quelques-unes, je développer par exemple les lignes de force suivantes :
1. Le rapprochement avec le monde des pauvres et des exclus
Quand Vincent de Paul a touché “les plaies du Christ dans les blessures des pauvres » comme dit le Pape François, sa vie a changé totalement et il s’est mis à la tête d’un projet d’évangélisation et d’humanisation libératoire.
L’implication dans une œuvre en faveur des pauvres jaillit de l’impact produit par la réalité. Il est indispensable donc, d’être interpellé et de se rapprocher de la réalité des victimes de systèmes injustes et inhumains. Dans la parabole de l’Évangile, le bon samaritain s’approche de son prochain blessé et maltraité, et « il en eut profondément pitié » (cf Luc 10, 30-36). S’ouvrir à la réalité des pauvres, percevoir le monde du manque, des inégalités et des injustices, et se laisser interpeller par cette terrible réalité, reste une démarche indispensable pour comprendre le leadership de Vincent de Paul et la mission des vincentiens et vincentiennes.
2. La vision de la réalité depuis les pauvres et avec le regard de Dieu
Il ne fait aucun doute qu’on percevra le monde de façon différente si on vit dans une périphérie ou dans un palais ; dans la boue et les barbelés des réfugiés ou dans une grande avenue et un conseil d’administration ; si notre vie est menacée ou si elle est bien réglée. L’esprit et le cœur de Vincent de Paul se transforment quand ses yeux voient et scrutent la vie depuis le verso de l’histoire.
Vincent de Paul devient un leader quand il regarde avec les yeux de Dieu, quand c’est un regard de miséricorde, de tendresse, de compassion. Le regard de Vincent de Paul n’est pas celui d’un sociologue ou d’un ecclésiastique consciencieux et légaliste, c’est le regard du Père ému de voir ses fils abandonnés, oubliés et privés de dignité.
3. La diaconie de la charité comme signe distinctif et caractéristique
Par cette expression – “diaconie de la charité”- je me réfère au service de la charité, à la mission de charité, à l’état de charité dont parlait Vincent de Paul. Dans la diaconie de la charité, cohabitent en parfaite union, la charité, la justice, la miséricorde, le service, la civilisation de l’amour, l’humanisation…
Cette diaconie de la charité est le fil conducteur qui structure et donne unité et cohérence à toutes les institutions vincentiennes. C’est ce qui distingue, dans l’Église et dans la société, les œuvres et organismes vincentiens. C’est le sceau caractéristique que le leader Vincent de Paul a apposé à son entourage. Et on trouve, comme premier témoignage dans le temps et l’espace, les Confréries de la Charité avec leur nom distinctif : charité.
4. La sensibilité comme attitude fondamentale
« Être chrétien et voir affligé un frère sans pleurer avec lui ni se sentir malade avec lui, ce n’est pas avoir de la charité ; c’est un chrétien en peinture ; c’est manque d’humanité, c’est être pire que les bêtes ! » (SVP, XI, 561). Comme un effet logique et naturel de la charité, Vincent de Paul a souligné avec force la sensibilité. Sans sensibilité, il n’y a aucune ouverture, proximité avec les pauvres. Sans sensibilité, il n’y a pas de « Bonne Nouvelle » pour les pauvres. Sur le chemin qui descend de Jérusalem à Jéricho, qui est le chemin de la vie, le manque de sensibilité nous rend exploiteurs comme les assaillants ou faussement neutres comme le prêtre et le Lévite. Plus d’une fois j’ai entendu dire que les vincentiens et vincentiennes devraient être des experts de sensibilité sociale. C’est là le défi que nous a laissé Vincent de Paul.
5. L’organisation de la charité
Le dimanche 20 août 1617, dans le village de Châtillon-lesDombes (France), le prêtre, Vincent de Paul, face à la réponse massive, charitable et généreuse des gens en faveur d’une famille malade et très pauvre, a prononcé cette phrase paradigmatique : « Voilà une grande charité, mais elle n’est pas bien réglée ». Et son organisation a donné lieu à la première de ses fondations : la Confrérie de la Charité, connue actuellement sous le nom de : Association Internationale des Charités de St Vincent de Paul (AIC). L’organisation coordonnée de la charité est à la racine même de la mission vincentienne. Mais cette organisation de la charité doit être audacieuse et créative. Jean-Paul II dans sa lettre apostolique « Novo millennio ineunte » (n 50), parle d’une « nouvelle imagination de la charité » : nouvelle et renouvelée pour les temps nouveaux. Ceci est exigé par les nouvelles situations et par les nouvelles victimes de la mondialisation de l’indifférence. Le bon ordre dans la distribution des aides et l’organisation scrupuleuse de la charité a toujours été une des grandes obsessions de Vincent de Paul. Nous le voyons clairement dans le Règlement de Châtillon-les-Dombes, lorsqu’il mentionne l’objectif des Confréries : « Assister spirituellement et corporellement les pauvres de sa ville, qui manquent plus d’organisation dans la charité que de personnes charitables à les secourir ». (SVP, X, 574).
La strategie du leader Vincent de Paul
Si on demandait à Vincent de Paul, quelles ont été ses armes, ses moyens pour exercer le leadership en faveur des pauvres, il nous répondrait sans doute par ces mots sans équivoque : « A la force de nos bras et à la sueur de notre front » (cf SVP, XI, 733). Et il ajouterait : « Tout ce que nous devons faire c’est travailler » (Id. Ibid.). En effet, pour Vincent de Paul, il n’existait pas de manuel préétabli ou de stratégie unique et exclusive. On peut dire, comme quelqu’un l’a relevé, que pour Vincent de Paul, tous les moyens – légitimes bien évidemment – étaient bons pour le service et la libération des pauvres. Voici quelques éléments que Vincent de Paul a développés dans son leadership et qui restent d’une parfaite actualité aujourd’hui.
1. L’empowerment humain, spécialement féminin, pour mener à bien sa mission
C’est-à-dire l’implication active des personnes – surtout des femmes – dans la lutte contre la pauvreté. Vincent de Paul s’est rendu compte qu’à lui seul, il ne pourrait pas mener à bien son projet de libération des pauvres. C’est pourquoi, il s’est entouré de personnes, il leur a inculqué son esprit, son courage, sa mentalité, ses convictions… Encore mieux, il a institué des groupes, des communautés qui soient capables de poursuivre son œuvre. Et il a encouragé cet empowerment, cette implication, de toutes les façons possibles, dans ses lettres, ses conférences, les Règlements des Charités, ses conseils, ses avertissements…
2. Savoir tirer le meilleur de chacun
Ces personnes qui collaboraient avec Vincent de Paul étaient des personnes normales, il savait les convaincre qu’elles pouvaient et devaient mener à bien leurs projets, il savait leur inculquer force, constance et audace. Comme dans une scène significative du film « Monsieur Vincent » où Louise de Marillac se montre lâche, pusillanime, peureuse et dit à Monsieur Vincent qu’elle est incapable de poursuivre son œuvre ; Vincent de Paul lui répond : « Mademoiselle, vous êtes forte, courageuse et capable. J’ai besoin de vous. »
3. Le passage de l’assistance à la promotion, à la dénonciation prophétique et à la lutte pour changer les structures inhumaines
Vincent de Paul n’a jamais méprisé « l’aide assistantielle ». La faim, la maladie, la misère physique et spirituelle, l’abandon social, la guerre, le chômage, la marginalisation… l’ont poussé à organiser les aides et les secours « avec la même rapidité que si on courrait éteindre le feu » (SVP, XI, 724). Il a toujours considéré l’assistance comme nécessaire, mais avec organisation et sens critique, et sans tomber dans le simple assistantialisme ou protectionnisme qui perpétuent l’injustice.
Cependant, Vincent de Paul complète son aide assistantielle et urgente par des projets de promotion sociale, pour que les pauvres prennent conscience, personnellement et collectivement de leur situation, de leur dignité et de leurs droits et qu’ils soient agents de leur développement intégral.
Il va même jusqu’à dénoncer de manière prophétique les injustices et il se lance dans la lutte pour le changement des structures inhumaines. Parmi ses multiples démarches prophétiques, il s’est par exemple opposé publiquement et radicalement à la politique d’exploitation du premier ministre, le Cardinal Mazarin, en lui demandant courageusement de démissionner. Il s’est aussi opposé à certains projets gouvernementaux ou ecclésiastiques, qui privaient les pauvres de leur liberté. En définitive, sa défense à outrance de la dignité de la personne a été une pierre fondamentale dans la construction d’une société nouvelle.
4. L’audace
Vincent de Paul a été un leader pour le changement, pas pour le statu quo. Et pour un véritable changement, pas pour une sorte de maquillage social. Ses fondations, ses actions, ses projets font preuve de hardiesse, de courage, d’audace. Il n’hésite pas à encourager des projets nouveaux, novateurs, et jusqu’à un certain point, révolutionnaires. Il n’hésite pas à fonder des institutions –les Confréries de la Charité et la Compagnie des Filles de la Charité – dans lesquelles les femmes sont protagonistes et agents de la lutte pour la dignité du pauvre, alors que la femme était totalement ostracisée tant dans la société que dans l’Église. Vincent de Paul lui-même, en parlant de la fondation des Confréries, en vient à dire que « jamais on a vu chose pareille dans l’Église, depuis 800 ans, depuis qu’existaient des femmes qui portaient le nom de diaconesses ». (Cf. SVP, X, 953).
En langage vincentien, l’audace fait référence au « zèle », au feu qui enflamme et consume celui qui le possède. « Si l’amour de Dieu est un feu, le zèle en est la flamme, si l’amour est un soleil, le zèle en est le rayon. Le zèle nous pousse à surmonter tout type de difficultés, pas seulement par la force de la raison, mais par celle de la grâce (SVP, XI, 590-591).
5. La créativité
Outre l’audace, le leader Vincent de Paul, met aussi l’accent sur la créativité comme complément indispensable. S’il y a bien un élément tout à fait étranger à la personnalité d’un leader, c’est la routine, la paresse, l’habitude, l’apathie.
Vincent de Paul connaît très bien les maux causés par la paresse et la routine. Il l’a constaté chez un prêtre ignorant et embourgeoisé, plus désireux de réussir sa carrière cléricale que d’ouvrir des chemins réformateurs et innovants. Et aussi dans une Église fermée et agrippée au pouvoir et à l’argent. Vincent de Paul, sur base de l’expérience de Jésus Christ serviteur et de la « passion » pour les pauvres, se lance à la recherche risquée de nouvelles méthodes, de nouvelles expressions et manières de servir. De son leadership, Vincent de Paul nous laisse une leçon très concrète : aujourd’hui, le service aux pauvres exige des changements de schémas mentaux, il exige de sortir de l’immobilisme statique qui nous fait faire ce qui s’est toujours fait, parce qu’on n’a pas expérimenté la nouveauté de l’Évangile.
6. Le discernement
Vincent de Paul, était non seulement un chrétien fidèle, radical et engagé, mais aussi un leader lucide et intelligent. Vincent de Paul ne se laissait pas guider par des impulsions ou des émotions incontrôlables. Il réfléchissait, analysait, scrutait les signes des temps, il décelait l’origine des événements. En un mot, il discernait. Et cela, pour une raison évidente : si « nous vivons de la sueur des pauvres » (Cf. SVP, XI, 121), nous devrons chercher le meilleur pour les pauvres, nos seigneurs et maîtres.
J’ai toujours été frappé par la perspicacité de Vincent de Paul dans toutes ses œuvres et projets. Il pouvait se tromper, mais jamais il ne se laissait duper par de premières impressions ou par les attraits de projets fallacieux et trompeurs. Ce fut le cas avec l’Hôpital Général où il fit preuve d’un sérieux discernement en faveur des pauvres. Alors que tous ses collaborateurs et collaboratrices étaient enchantés par ce projet pharaonique du Grand Hôpital, Vincent de Paul a réalisé qu’il ne conviendrait pas aux pauvres, qu’il conduirait à la répression et la condamnation des pauvres.
7. La formation permanente et continue
Vincent de Paul s’était déjà rendu compte de quelque chose qui aujourd’hui nous paraît logique : sans formation, il ne peut y avoir de service de qualité ni de changement de mentalité dans notre service aux pauvres. Il suffit d’examiner les Règlements des premières Charités pour s’en rendre compte : il insiste sur la formation intégrale : humaine, chrétienne, professionnelle…
En effet, si le service aux pauvres doit être mené à bien correctement, une attitude d’ouverture à la formation est absolument indispensable, pour le renouvellement spirituel, pour la dynamisation de « l’être » et du « faire », pour l’acquisition de contenus, pour l’actualisation des connaissances du monde des pauvres et de leur entourage social, pour la mise à jour des méthodes et formes de services.
Un dernier mot
Que Vincent de Paul soit un leader pour notre époque, personne ne pourra le nier. Mais nous, en tant que disciples, nous devons nous poser quelques questions. Par exemple : Suivons-nous ce leader radical et exigeant ? Ne l’avons-nous pas édulcoré au fil du temps ? Prouvons-nous, par nos actions en faveur des pauvres, par notre façon d’agir, par nos méthodes, que Vincent de Paul est un leader vivant et actuel ? Nous savons qu’il est un leader, mais ne l’avons-nous pas un peu oublié ? Le vieux Bob Dylan disait, dans une de ses chansons, « la réponse est dans le vent », mais dans le cas qui nous occupe, la réponse est en chacun de nous.
P. Celestino FERNADEZ FERNANDEZ, CM 🔸
Que Vincent de Paul soit un leader pour notre époque, personne ne pourra le nier. Mais nous, en tant que disciples, nous devons nous poser quelques questions. Par exemple : Suivons-nous ce leader radical et exigeant ? Ne l’avons-nous pas édulcoré au fil du temps ? Prouvons-nous, par nos actions en faveur des pauvres, par notre façon d’agir, par nos méthodes, que Vincent de Paul est un leader vivant et actuel ? Nous savons qu’il est un leader, mais ne l’avons-nous pas un peu oublié ?
Note :
Dans le texte original en espagnol, les citations de Saint Vincent de Paul sont tirées de l’édition espagnole de Ses œuvres (Edition Sígueme, Salamanque, 1972).
Texte original en espagnol publié dans le site : www.aic-international.org