Combien de commandements y-a-t-il dans l’Ancien Testament ? Dix, me direz vous ? Mais je crois qu’il y en a onze… Onze ? Peut-on vraiment trouver un onzième commandement dans le Premier Testament ?

Le service du frère pauvre : un onzième commandement ?

Combien de commandements y-a-t-il dans l’Ancien Testament ? Dix, me direz vous ? Mais je crois qu’il y en a onze… Onze ? Peut-on vraiment trouver un onzième commandement dans le Premier Testament ? Et bien, ouvrez votre Bible dans le livre du Deutéronome chapitre 15 verset 11. Que lisez-vous ?

« Et puisqu’il ne cessera pas d’y avoir des pauvres au milieu de ton pays, je te donne ce commandement : tu ouvriras ta main toute grande à ton frère, au malheureux et au pauvre que tu as dans ton pays… (Dt 15,11)

Il s’agit bien d’une ordonnance de la part du Seigneur. Elle concerne les pauvres devant être considérés comme des frères, faisant partie de la propre chair et partageant une même humanité. Le texte hébreu insiste sur une série de possessifs : « ton frère », « ton pauvre », « ton humilié, « en ta terre ». En réalité, il est important de considérer la personne pauvre comme un autre soi et non pas comme un simple étranger. Le Nouveau Testament transmet le même principe mais différemment. Jésus s’identifie au malade, au prisonnier, à l’affamé, à l’étranger… Regardez l’évangile de Matthieu : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40).

Demandons-nous à présent pourquoi le Dieu de la Bible fait du service du frère pauvre un commandement ? Le livre du Deutéronome ne formule pas une simple recommandation ou quelque chose d’optionnel. Il s’agit de la « loi de la rémission », d’un précepte formulé par Dieu avec une autorité incontestée à laquelle le croyant est tenu de se conformer généreusement. S’il y a une telle force dans la manière d’énoncer ce « onzième commandement », c’est parce que souvent la personne croyante peut agir comme si Dieu était indifférent au sort des petits ou comme si l’on pouvait fermer le cœur et la main à l’autre sans que cela altère la relation à Dieu. Le peuple de Dieu a souvent oublié les recommandations divines transmises par les prophètes concernant le droit et la justice envers les opprimés et les pauvres de la terre.  A maintes reprises, le Seigneur fait comprendre à travers eux que la pitié ne peut se réduire à des actes en direction de Dieu. Au contraire, il demande la miséricorde et non pas les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes (0s 6,6 ; Mt 9,13 ; 12,7). Le texte biblique va jusqu’à dire qu’une aumône donnée à quelqu’un vaut un sacrifice (Sir 35,4). Cela peut sembler choquant mais c’est bien cela qui est dit. Il a fallu du temps, beaucoup de temps et de patience à Dieu pour faire accepter qu’il en est ainsi puisque sa logique n’est pas la nôtre. On le pensait lointain, intouchable, indifférent. Or, il est le tout proche ; le sort des hommes et des femmes ne saurait lui être indifférent.

A quel moment le commandement du pauvre a-t-il été formulé ? Il est difficile voire impossible de répondre de manière exacte à cette question. Le livre du Deutéronome fait référence à l’époque de Moïse ; cependant, l’on sait que sa mise par écrit est plus tardive et comprend une longue période : entre le VIII ° et le VI° (avant Jésus-Christ), au retour de l’exil. On peut dire par contre que le commandement du pauvre apparaît comme tel au bout d’une longue histoire, après la prédication des prophètes, après la terrible expérience de l’exil au sixième siècle. Dieu est pédagogue et en temps voulu il fait connaître sa volonté à l’instant où le croyant est à même de comprendre le bien fondé d’un tel précepte. A ce propos, il est intéressant de se pencher sur un cas concret du dernier livre de la Torah au ch. 26 (Dt 26). Lorsque le croyant présente au Seigneur l’offrande des prémices des récoltes en action de grâces pour le don de la terre, le livre du Deutéronome donne une série d’indications précises : prendre les premiers fruits des récoltes, les rassembler dans un panier, se rendre au Temple, se présenter devant le prêtre… Là, dans le Temple et devant le prêtre, le fidèle doit décliner, ce que l’on peut appeler, son ADN spirituel :

Alors, devant le Seigneur ton Dieu tu prendras la parole : ‘Mon Père était un Araméen errant. Il est descendu en Egypte, où il a vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l’accompagnaient… Alors nous avons crié vers le Seigneur… et le Seigneur a entendu notre voix… il nous a fait arriver en ce lieu et il nous a donné ce pays… et maintenant, voici que j’apporte les prémices des fruits du sol que tu m’as donné, Seigneur’ (Dt 26,1-11).

En fait, le croyant ne peut jamais perdre la mémoire ni renier son ADN spirituel. Quel qu’il soit, il est aussi un errant, c’est-à-dire quelqu’un en perdition, comme la brebis perdue. Il a perdu tout appui, il a connu la fragilité, la solitude et le manque de protection. Bref, il reconnaît qu’il est un étranger, un fils d’émigré, un pauvre errant que le Seigneur a secouru et protégé. Double invitation : la première, à reconnaître que le Seigneur est bon, qu’il a été proche, qu’il n’a pas fermé ses yeux ni son cœur devant la détresse. La terre est un don et non pas une possession exclusive. La deuxième est un appel éthique. Comment est-il possible que la propre expérience de la servitude et de la pauvreté ne nous ouvre pas devant la misère de l’autre ? Comment perdre la mémoire et comment rester indifférent si le Seigneur lui-même est intervenu en notre faveur ?

Posons-nous une dernière question : est-ce que l’étranger est un pauvre concerné pas le « onzième commandement » ? Oui, sans aucun doute. En effet, il y a dans l’Ancien Testament trois catégories de pauvres que les lois religieuses protègent de manière toute particulière : l’étranger, la veuve et l’orphelin. Il s’agit des personnes les plus vulnérables, fragiles et exploitables dans la société d’alors. C’est pour cela que la législation en question les protège. A un moment donné, le prophète Isaïe se questionne pour savoir si le Seigneur exclu l’étranger de son peuple. Le même prophète affirme que non. De plus, il espère qu’un jour l’étranger connaîtra Dieu, le servira et le louera. La maison du Seigneur est « une Maison ouverte pour tous les peuples » (Is 56,3-8).

A partir de ce rapide survol de quelques passages bibliques, on peut déduire que l’homme est au cœur de Dieu. Sa divinité est au service de l’humanité. Mieux encore, l’homme, en particulier l’homme blessé, est au cœur de l’évangile. Il y est, non pas politiquement mais théologiquement, voilà toute la différence.

Quoi ! Être chrétien et voir son frère affligé, sans pleurer avec lui, sans être malade avec lui ! C’est être sans charité ; c’est être chrétien en peinture ; c’est n’avoir point d’humanité, c’est être pire que les bêtes. Une pensée de saint Vincent de Paul, Conférence sur la Charité du 30 mai 1659