Après plusieurs jours de boucaille et d’obscurité qui soustrayaient les cimes au regard, le soleil s’est levé ce matin dans une atmosphère transparente qui rend étonnamment palpable le moindre détail des reliefs. Quelques jeunes névés somnolent, logés dans les replis de la montagne : ils succomberont à la tiédeur du jour. Il demeure encore çà et là, dans la vallée, des oriflammes d’automne, épargnées par de récentes tempêtes.

Lettre de la montagne IV, ou Lettre de la Toussaint aux amis confinés

Souviens-toi, Seigneur, de ce qui nous est arrivé,
regarde et vois notre opprobre.
La joie a disparu de notre cœur,
notre danse s’est changée en deuil.
La couronne est tombée de notre tête,
voilà pourquoi notre cœur est malade,
voilà pourquoi s’obscurcissent nos yeux.
(Lam. 5, 1, 15-17)
 
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière,
sur les habitants du pays de l’ombre une lumière a resplendi.
(Isaïe, 9, 1)
Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête.
(Luc, 21, 28)
 
Après plusieurs jours de boucaille et d’obscurité qui soustrayaient les cimes au regard, le soleil s’est levé ce matin dans une atmosphère transparente qui rend étonnamment palpable le moindre détail des reliefs. Quelques jeunes névés somnolent, logés dans les replis de la montagne : ils succomberont à la tiédeur du jour. Il demeure encore çà et là, dans la vallée, des oriflammes d’automne, épargnées par de récentes tempêtes. L’on prête attention au silence inhabituel, même si, dans ces parages, peu de bruits viennent le troubler, et la générosité du soleil paraît ironique, puisque nulle randonnée n’est désormais possible. Ce matin, en balayant l’étable, j’ai laissé aller le fil de mes pensées et, me souvenant de nos « conversations » tout à fait inédites du printemps dernier, j’ai ressenti, chers amis, la nécessité de poursuivre dans le même esprit. Cette quatrième Lettre de la montagne prend en effet, compte tenu des événements que nous traversons, l’allure d’une nouvelle Lettre aux amis confinés. Celle que vous attendiez peut-être et dont j’espère qu’elle vous tiendra fructueusement compagnie. La montagne, en effet, n’est ni indifférente ni étrangère à la plaine. L’altitude ne vit pas pour soi, indépendante et superbe : dans une étroite solidarité physique et géographique avec ce qui l’entoure, elle n’a d’autre raison d’être que de désaltérer. Loin de moi la prétention d’être une montagne ! Mais j’aimerais seulement vous partager, en ces jours de désolation, un peu de cette eau vive, un peu de cette lumière et de cette paix que la montagne secrète pour la plaine. Cette montagne au pied de laquelle je me trouve moi-même comme un pèlerin, comme un pauvre et comme un client. Loin que je possède cette eau vive, cette lumière et cette paix, je les cherche avec vous, autant que vous. Au pied de la montagne.
 
La nouvelle de l’attentat de Nice a achevé de nous plonger, hier, dans l’abattement. La croissance exponentielle de la pandémie et l’entrée dans un nouveau confinement nous composaient déjà un tableau très sombre, mais voilà que l’irruption répétée d’autres forces aveugles vient alourdir encore le fardeau de nos terreurs et de nos inquiétudes. Car il est important, pour commencer, que nous puissions faire un état des lieux, je veux dire mettre des mots, oser mettre des mots, sur l’état d’âme qui est le nôtre depuis des mois, voire des années. Désigner l’anxiété et la détresse, les exhaler avec des mots personnels ou des mots empruntés à de grandes sources, est déjà une manière de les exorciser et de les dépasser. C’est sans doute tout le sens, toute la fonction des Lamentations dans les saintes Écritures, rangées à la suite immédiate du Livre de Jérémie dans la Bible chrétienne et parmi les cinq Megillôt (Rouleaux) dans la Bible hébraïque. Dire notre détresse, mieux encore, si possible, la chanter, fait profondément partie de notre nature, de notre histoire humaine. Ce n’est pas une faiblesse : c’est une noblesse. Ce n’est pas une infirmité : c’est une nécessité. C’est aussi, déjà, si modeste soit-il, un lieu de fraternité humaine véritable. Nous faisons corps, déjà, dans l’expression partagée de nos infortunes de toutes sortes. Nous nous tenons chaud, si j’ose dire, dans la confidence mutuelle du froid qui nous gagne devant la dureté des temps.
 
Oui, c’est vrai, avouons-le (ne jouons pas aux invulnérables), depuis des mois, des années, la couronne est tombée de notre tête et la joie a disparu de notre cœur. En dépit de tous les divertissements que nous pouvons nous donner à nous-même et de tous les amusements que la société nous propose, une certaine joie de vivre a été atteinte en nous, un certain chant insouciant et léger ne peut plus sourdre de nos profondeurs. Nos projets sont renversés, nos horizons se voilent dans l’hypothétique et l’inconnu, notre vouloir vivre fléchit et s’émousse, une très insidieuse tristesse envahit le sous-sol de notre être comme un gaz délétère. Conticuit dulcedo citharae, comme dit la Vulgate d’Isaïe 24, 9 dans une très belle assonance : « La douceur de la cithare au fond de nous s’est tue. » Il y a là un état de notre âme, un moment de notre histoire collective à désigner, à porter, à vivre comme tel, loin de tous les mensonges, de toutes les excitations artificielles, de toutes les festivités superficielles qui voudraient nous donner le change. Nous vivons présentement en sourdine, à l’étouffée, en mode mineur. Nous sommes présentement minorés. Timorés. Osons le dire. Osons le dire publiquement. Osons nous le dire les uns aux autres, sans rien éluder de la gravité de ce qui nous atteint comme individus, comme êtres-de-ce-monde, comme êtres-dans-ce-monde. Car ce monde qui est le nôtre est inéluctable. Car le monde, avec sa tragique et magnifique aventure, est inéluctable. Il n’existe pour personne un hors-monde dans lequel il pourrait s’évader. C’est dans ce monde même, à partir de ce monde même, tel qu’il est présentement, que se trouve l’enjeu de ce que l’on appelle volontiers aujourd’hui notre « résilience », de ce que d’autres préféreront appeler notre « résurrection ».
 
Il s’entend naturellement, ces temps-ci, dans les medias et sur les réseaux sociaux, beaucoup de réactions, beaucoup de commentaires, beaucoup de critiques, beaucoup de bruit. N’étant de mon état ni politologue, ni politicien, ni épidémiologue, ni infectiologue, ni économiste, ni expert de ceci ou de cela, je voudrais simplement me situer au-delà, en marge, en attestant d’une distanciation pacifique et constructive, en proposant un prise de distance respiratoire, à l’intérieur même de ce monde que j’écoute, que j’interroge, que je « pâtis » moi-même fraternellement avec tous. L’on accuse, l’on s’insurge, l’on tempête, l’on réécrit l’histoire telle que l’on pense qu’elle aurait dû être. L’on cause sans fin à l’irréel du présent et du passé sur ce qu’il aurait fallu faire, sur ce qu’il faudrait faire. L’on égratigne et l’on ne va pas au fond. Devant la pandémie comme devant la montée d’un fondamentalisme barbare, l’on sent nos démocraties malhabiles et désemparées, jusque sous la proclamation de principes souverains, jusque sous l’élaboration de stratégies prophylactiques et défensives, jusque sous l’érection – particulièrement dangereuse – de caricatures en irréformables cocoricos. Car il faut, bien sûr, quoi qu’il ait été dit en public, renoncer aux caricatures. Renoncer, non à la liberté d’expression, ni absolument aux caricatures, mais à certaines caricatures qui allument inutilement les poudres. La laïcité n’a d’autre raison d’être que de garantir un espace de tolérance : elle se met en péril lorsqu’elle se durcit en religion et en absolutisme. Tout est permis, mais tout n’est pas profitable. Tout est permis, mais tout n’édifie pas (1 Co 10, 23). Si ludique qu’elle s’imagine, la caricature déforme par définition tout ce qu’elle touche et, presque toujours, elle l’enlaidit. Face à une culture quasi totalitaire de la violence et de la vulgarité rarement dénoncée comme telle (les caricatures en sont aussi une manifestation), l’éducation de la société (et pas seulement des enfants), la fameuse paideia des Grecs, s’impose à nous comme une tâche toujours à reprendre. Éduquer, c’est-à-dire faire sortir. Faire sortir, non seulement de l’analphabétisme, mais de la bêtise, de l’abêtissement, de la servitude. Quiconque s’élève devient libre. Touchant à l’actualité toute récente, j’ajouterai une simple observation, une simple suggestion, un simple souhait : dans un régime de laïcité vraiment équitable, ce serait un beau geste, un beau symbole, si les victimes de l’attentat de Nice (meurtre dans la cathédrale) recevaient les mêmes honneurs officiels que Samuel Paty (meurtre dans l’école)… Les célébrations publiques devraient-elles avoir, de façon si imperceptible que ce soit, leurs parents pauvres ?
 
Comme le terrorisme ciblé, pointe émergée d’un iceberg, épiphénomène d’un projet de déstabilisation mondiale qui nous donne le frisson, la pandémie nous a pris au dépourvu. Il est certain que nous avons fait preuve de légèreté. Les comportements qui ont suivi le premier confinement ont laissé voir beaucoup de hâte, d’inconséquence, de naïveté, lorsque ce n’était pas, chez certains, le mépris et le négationnisme purs et simples. Ce que nous traversons est inédit. L’épreuve nous a surpris dans un état d’impréparation sur lequel nous pouvons assurément faire porter notre examen de conscience personnel et collectif. Au vu d’une certaine frénésie de rattraper le temps perdu, du brassage estival de la population, il n’était pas besoin d’être grand clerc pour prévoir que nous allions tout droit, à plus ou moins court terme, vers une réitération de ce que nous avions connu au printemps. L’étourderie de l’homme et des sociétés est décidément une chose étrange. Mais ce n’est pas la première fois, dans l’histoire, dans notre histoire (je pense aux années qui ont précédé la seconde guerre mondiale), qu’il en va ainsi. Plus fondamentalement encore, je pense que l’histoire de l’humanité dans son entier, dans sa marche constante, est celle de ses impréparations. Ce sont en définitive ces impréparations mêmes qui en font ordinairement la matière, sauf à ce que certains visionnaires se lèvent de loin en loin pour en prévenir ou en inverser les effets. Il n’y a pas de préparation à l’Histoire qui nous emporte, et cet état de fait, parfois enthousiasmant, souvent cruel, contrarie vivement nos velléités, ou plutôt nos exigences de planification, comme si l’aplanissement du futur était une opération mécanique et un dû.
 
Avec cela, l’on entend et on lit parfois ces temps-ci certains propos qui, dénonçant la perte générale du sens de notre condition mortelle et un tutiorisme sanitaire excessif aux yeux de leurs auteurs, font inconsidérément, voire cyniquement, bon marché de la vie humaine. Il est facile de parler philosophiquement – religieusement – de la mort des autres, mais la mort, la vraie mort, rend généralement muets ceux qu’elle approche et, nous frappant un jour nous-même, elle surprendra la vanité et l’assurance de nos propres discours. Le soin, si coûteux soit-il en termes d’effort collectif, que les autorités publiques manifestent pour la protection des plus âgés et des plus faibles, honore notre humanité et trahit un progrès de civilisation sur lequel nous ne saurions revenir. Nous ne pouvons plus tolérer froidement d’hécatombes. Quant à comparer, au désavantage de la seconde, la jeune génération de 1914-1918 qui affronta l’horreur des tranchées à la jeunesse contemporaine qui traverse le Covid 19, cela n’a guère de sens. Les histoires de l’Histoire ne se comparent pas outre mesure : elles se suivent dans leur singularité, avec leur pénibilité propre. Chaque jeunesse porte, à un moment donné de l’Histoire, le mal spécifique de son siècle. En dépit de la fausse image qu’en donnent les clichés médiatiques, la jeunesse actuelle, confrontée à des incertitudes sans pareilles et souvent à la précarité, se montre bel et bien généreuse et courageuse elle aussi.
Bref, en dépit du déluge d’informations qui fond sur nous, nous ne savons pas grand-chose, en définitive, ni de l’épidémie, ni de ses origines, ni des mobiles qui président aux stratégies sanitaires qui lui sont opposées, ni des réseaux souterrains qui fomentent les actes terroristes, ni des destinées prochaines de ce monde. Parfois, sur tout cela que l’on agite sans fin, nous ne savons plus quoi penser. Tout cela qui nous arrive est tellement étrange, tout cela est tellement inédit ! C’est l’Histoire qui passe sur nous, sans que nous ayons pour autant le droit de déclarer forfait, sans que nous devions renoncer à en être les acteurs. Notre être-là est notre seule certitude : le pas suivant exige de notre part un acte d’énergie, d’espérance autant que d’abandon. Aussi, plutôt que de disserter éperdument sur ce que les autres auraient dû faire, sur ce qu’ils devraient faire, nous devrions – c’est tout ce qui nous reste – nous demander ce que nous allons faire, nous, à notre échelle bien modeste, pendant ce nouveau temps de confinement qui nous est imposé ; ce que nous allons faire de lui. Travail de « confection » qui peut nous sauver tout à la fois de la critique stérile, de l’angoisse et de l’ennui. Et, plus largement, ce que nous allons faire avec ce temps de désolation multiforme qui est le nôtre. Car ce temps est notre seule matière première à transformer, notre seul grain à moudre, notre seul textile avec lequel tisser l’avenir. En ce nouvel état de siège, il va nous falloir déployer des ressources intérieures, tirer du mâchefer des jours un minerai utile, un combustible insoupçonné.
 
Encore ne suffit-il pas de faire de ce nouveau temps de confinement quelque chose pour notre usage personnel. Une tâche bien plus passionnante nous incombe : en faire quelque chose pour les autres, pour tous, tout spécialement pour ceux que cette épreuve afflige davantage, parce que leur condition matérielle, psychologique et sociale est plus fragile. En effet, si le confinement affecte nos relations sociales ordinaires, il nous invite à être créateurs d’un lien social plus sérieux, plus prévenant, plus fécond. Le confinement ne nous sépare pas : il nous provoque à faire corps avec plus de chaleur et d’ingéniosité dans le commerce mutuel de richesses plus intérieures, lesquelles ne sont pas moins vitales que les autres. Si les temps que nous traversons ensemble « minorent » nos aises et notre train de vie habituel, ils nous mettent dans l’urgence de découvrir et d’exploiter, dans une perspective fraternelle, notre majesté véritable. Il y a là pour nous une modalité et un exercice pratique de cette « communion des saints » dont la fête de Toussaint nous rappelle le mystère : non pas simplement un beau rêve d’au-delà, mais une réalité concrète et une obligation sociale. Un biographe de saint François d’Assise disait de lui « qu’il faisait de tout un escabeau pour monter à Dieu ». Omnia suppeditabat ad Deum. Tâchons donc de faire de ce temps de confinement, de la Toussaint à Noël (probablement…), un escalier pour monter. Pour monter à Dieu. Pour monter à Qui-que- ce-soit, à Quoi-que-ce-soit. Car je n’oublie pas, je n’oublie jamais mes amis agnostiques ou athées (ils me sont très fraternels). Bref, un temps pour monter plus haut dans la réalisation de ce qui nous fait hommes et femmes au plus intime, au plus sublime. Un temps pour gagner en dignité, en majesté, dans la considération lucide et courageuse de notre condition humaine qui transcende l’histoire avec ses violences et ses calamités. Les événements de ces derniers jours, de ces derniers mois, pourraient nous faire régresser vers des peurs animales, des recherches farouches de sécurité, des durcissements identitaires dont nos « ennemis » ne demandent qu’à faire le jeu. Lors même que certaines sirènes politiques, exploitant à l’envi cet instinct qui nous guette, nous pressent et nous promettent de tout fermer, quelque chose de plus profond, de plus vrai, de plus humain, doit s’ouvrir en nous et entre nous. Je vous renvoie à l’admirable sermon de Thomas Beckett aux femmes affolées de Cantorbéry, dans le Meurtre dans la cathédrale de T.S. Eliot ; « Ouvrez les portes… ». Nos confinements mêmes, nos confinements de toutes sortes, si nécessaires soient-ils, ne sont viables que s’ils s’accompagnent d’un mouvement de dilatation intérieure.
 
Comme le confinement précédent, celui-ci, contemporain d’autres événements dramatiques, nous confronte à des questions urgentes. J’en vois trois qui peuvent retenir notre médiation pendant ces semaines. Quels sont les fondamentaux véritables de notre culture française ? Quelle culture de masse avons-nous fabriquée depuis des décennies (je renvoie aux analyses magistrales de Hannah Arendt sur ce concept) ? La part de la violence et de la vulgarité y est énorme, alors que chaque individu, si modestes que soient sa condition sociale et son degré officiel d’éducation, possède un droit souverain d’accès à toutes les formes de la beauté. La « masse » n’existe pas d’elle-même : c’est avec la violence et la vulgarité qu’on la fabrique à des fins inavouées d’asservissement. Tout homme est, en réalité, de haute naissance, et ne demande qu’à être honoré dans son ouverture foncière au mystère qui le dépasse. Une culture de la violence, si virtuelles et si perfidement ludiques qu’en soient les formes, ne saurait générer que cette violence dont nous déplorons en ce moment, étonnés qu’elles retombent sur nous, les manifestations immaîtrisables et chaotiques. Troisième question enfin, alors que le confinement va suspendre notre vie liturgique officielle pendant un « Avent » plus long que de coutume : quels vivres substantiels offrons-nous au Peuple de Dieu ? À quelle dignité, à quelle majesté l’élevons-nous ? Que suscitons-nous en lui d’intelligent et de vif pour qu’il ne devienne pas une masse, lui non plus, endormie dans une religiosité morose et consommatrice ? Que va-t-il célébrer, et comment va-t-il célébrer pendant ce temps de « vacance », puisque, en réalité, l’acte de célébrer – l’eucharistie – ne connaît jamais de trêve ? Restez toujours joyeux… En toute circonstance soyez dans l’action de grâces (1 Th 5, 16-18).
 
Dans la grande tourmente qui nous affecte tous, qui nous rejoint tous, jusque dans nos îles les plus lointaines et nos retraites les plus profondes, ma confiance va aujourd’hui, ma confiance va toujours à l’immobilité des monts, à la jovialité enfantine du ruisseau qui se rit des obstacles, à l’impression du hêtre déjà nu sur le ciel du soir, aux visages et aux mains amies, au son intempestif des cloches qui, à travers le bourg consciencieusement confiné, appelle quelques personnes âgées à la messe dominicale. Ce temps nous invite à rassembler, comme l’on fait son bagage avant un voyage sans retour, tout ce qui compte d’essentiel. Ce temps réduit notre embonpoint existentiel, met à bas l’importance que nous nous donnons à nous-même pour révéler notre majesté véritable : celle d’êtres incroyablement fragiles, mais capables d’émerveillement, d’invention et de tendresse. La fragilité soudain plus sensible de notre vivre peut le rendre plus léger, mais d’une légèreté qui est tout autre chose, elle, qu’une étourderie.
Tout à l’heure, alors qu’un soir étonnamment serein jettera ses derniers feux sur le pelage des vieux puys qui, autant que celui des bêtes de l’étable, appelle la caresse, nous entrerons dans la solennité de la Toussaint, c’est-à-dire dans la magnificence de l’invisible, dans la Fête de l’Humanité sous le soleil de l’Agneau, dans le Réseau social le plus vaste qui se puisse concevoir, au-delà de toute violence et de tout affolement. Sur l’Antiphonaire resplendit, comme un signe de victoire, le grand V de la premier antienne des Vêpres, promesse d’un monde sans frontières et dont l’amour est le seul ciment : Vidi turbam magnam…
Voici qu’apparut à mes yeux une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue, debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main (…) Ce sont eux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau (…) L’Agneau qui se tient au milieu du trône sera leur pasteur et les conduira aux sources des eaux vives. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux (Apocalypse, 7, 9, 14-47).
 
Dans cette immensité de l’humanité que l’Apocalypse évoque à travers de somptueuses images, chacun de nous est unique. Dans cet anonymat, chacun de nous garde son nom. Voilà de quoi soutenir notre espérance.
 
Frère François, 31 octobre 2020
 
Veuillez m’excuser pour le léger retard de parution de cette lettre par rapport à la solennité de la Toussaint : hier, en donnant le foin aux vaches, j’avais perdu mes lunettes dans l’étable. Un inconvénient qui, dans mon cas, n’est pas minime… Mais heureusement, les lunettes ont été retrouvées ce matin dans une crèche !